1866 - Thiercelin, Louis. Journal d'un Baleinier - CHAPITRE VII. NOUVELLE-ZELANDE, p 87-176

       
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CHAPITRE VII. NOUVELLE-ZÉLANDE.

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CHAPITRE VII.

NOUVELLE-ZÉLANDE.

I

Contrée en voie de transformation.

La Nouvelle-Zélande, située dans l'hémisphère sud, entre les 34° et 48° degrés de latitude et les 163° et 177° degrés de longitude est, occupe une surface à peu près égale à celle de la France, et présente les conditions climatériques les plus favorables à l'homme, aux animaux qu'il a réduits en servitude, et aux plantes qu'il cultive pour son agrément ou ses besoins.

Son grand diamètre, dirigé dans ses deux tiers inférieurs du sud-ouest au nord-est, s'incurve à gauche dans son tiers supérieur, forme une courbe concave à l'ouest et finit par courir sud-est et nord-ouest. Ce grand diamètre, comprenant environ 14 degrés, fournit des climats très-différents les uns des autres. Au sud, règne habituellement la température un peu froide et humide des départements de l'ouest de la France, tandis que dans la zone supérieure, le ciel est

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presque toujours pur et le soleil brille comme dans le midi de l'Europe. Un simple coup d'oeil jeté sur la carte, montre que ce pays se compose de deux grandes îles séparées par un détroit, et d'iles annexées parmi lesquelles compte le groupe de Chatam que nous connaissons. Certains géographes considèrent cependant l'île Steward comme île constituante de l'archipel au même titre que les deux supérieures, bien quelle soit moins grande qu'elles. Pour eux, la Nouvelle-Zélande se compose de trois îles, Ika-na-ma-wi, au nord, Tavai Poumanou au milieu, et Steward au sud. Des deux détroits qui séparent ces diverses parties du pays, le plus au nord est le détroit de Cook, l'autre celui de Fauvenu.

J'ai visité la Nouvelle-Zélande à deux reprises, et mes deux voyages ont été séparés par un intervalle de vingt-quatre ans. Chacun de mes séjours a été de peu de durée; cependant, comme j'ai eu la bonne fortune de retourner à mon second voyage sur le point que j'avais déjà observé au premier, j'ai pu juger, de visu, des changements survenus dans l'intervalle d'un quart de siècle.

Je n'ai pas besoin de faire ressortir ici l'importance que pourrait avoir l'étude approfondie d'un pays où la civilisation née d'hier, marche à pas tellement rapides qu'il constituera avant cinquante ans, je ne dirai pas une des plus belles colonies, mais bien une des plus puissantes nations du globe. Simple essaim de la Nouvelle-Galles du Sud, il est tout prêt à essaimer à son tour. Sa population se multiplie dans une telle progression, grâce aux naissances et au torrent d'immigrations, que les colons établis depuis quelques années se plaignent de l'arrivée trop pressée de ceux qui les suivent. On sait bien que la colonie ne peut devenir puissante

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qu'à la condition d'y voir affluer un grand courant d'hommes de toutes nations; mais le mouvement est si rapide que les nouveaux venus ne trouvent rien de préparé pour les recevoir. En vain la production décuple-t-elle d'année en année, la consommation la suit toujours, et les produits conservent une grande valeur. Ce sont là des signes d'une puissante vitalité, et si les colons se plaignent, c'est de l'excès du bien. Les boeufs qu'ils élèvent, le blé qu'ils cultivent, ils vendent tout de manière à s'enrichir avec une rapidité prodigieuse.

Ce pays, aujourd'hui couvert d'une race industrieuse qui en fait une seconde Europe, qu'était-il il y a cinquante ans? Que dis-je cinquante ans? Qu'était-il quand je visitai Akaroa il y a vingt-quatre ans? Contrée sauvage, couverte de forêts impénétrables où rôdaient quelques Maourys vivant de racines de fougère. Avec quelle rapidité l'évolution s'est faite! Combien il serait important d'étudier avec exactitude les moteurs de cette immense révolution! de bien signaler aux nations qui veulent coloniser, les procédés mis en oeuvre, afin qu'on sache une bonne fois sous quelles influences doivent naître les colonies pour fleurir vite et vite fructifier. Un long séjour, une connaissance bien complète des hommes et des choses, et une étude sérieuse des récits des voyageurs depuis Tasman jusqu'à Dumont Durville, mettraient à même d'écrire une histoire complète du pays et de ses productions naturelles dans les trois règnes, des habitants primitifs, de leur origine probable, de leurs coutumes, leur langue, etc., enfin de la colonisation qui, si jeune encore, est déjà si vigoureuse. Quel beau livre on pourrait faire! mais en même temps quel livre long et difficile!

Je ne puis à nulle titre avoir de telles visées. J'ai mis les pieds sur la Nouvelle-Zélande, j'en ai vu

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quelque chose et je vais le raconter. J'ai connu des colons, et je vais rapporter ce qui m'a paru avoir quelque intérêt dans leur conversation. Enfin, sur ce pays en voie de formation, j'ai remarqué ce grand et double fait, que deux races étant en présence, il y a d'un côté une végétation humaine exubérante, et, de l'autre, atrophie progressive et menace d'une disparition prochaine. Je désire entretenir un moment le lecteur et de cet affaissement et de cet épanouissement contemporains et corrélatifs. Si de mon récit il ressort quelques lumières sur les hommes de ces contrées et leurs destinées, sur les événements, leurs causes et leurs effets, je croirai avoir atteint le but que je poursuis.

Appelé pour la seconde fois à juger la colonisation des Anglais, je n'hésiterai pas plus ici que pour la Tasmanie à blâmer de toutes mes forces, à flétrir même le sans-façon avec lequel ils repoussent, compriment et enfin suppriment les populations indigènes; mais en même temps à admirer les procédés simples et rapides avec lesquels ils implantent sur un point, si éloigné qu'il soit de leur pays, une population active et industrieuse à laquelle ils fournissent, en un moment, les éléments d'une subite aisance et d'une richesse prochaine.

Le voyage de Chatam à la Nouvelle-Zélande n'est qu'une promenade en été. Le vent régnant vient du sud-est, la mer est belle, le ciel est pur, la brise maniable, et la traversée se fait en quatre ou cinq jours. Partis le 22 janvier 1864 de la baie du Massacre, nous voyions la baie d'Akaroa le 28, et nous aurions pu en-entrer ce jour-là dans le port, si le capitaine n'eût, selon son habitude, péché par excès de prudence. Profitons de ce petit temps d'arrêt pour jeter un regard rapide sur l'histoire de la découverte de la Nouvelle-

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Zélande et des diverses reconnaissances qui l'ont suivie. Après cela, je dirai deux mots de mon voyage en 1840, et nous irons ensuite visiter la baie d'Akaroa, une des plus belles d'un pays si bien partagé en ports naturels.

En 1642, Tasman découvrit cette terre qu'il prit pour le prolongement de la terre des États. Il se trompait de toute la largeur de l'océan Pacifique; mais alors on ne connaissait pas notre globe comme nous le connaissons aujourd'hui. Le hardi navigateur hollandais est un des premiers qui se soient frayé une route à travers cette immensité inconnue; et si je rappelle son erreur, ce n'est pas pour la lui reprocher, mais bien, au contraire, pour montrer qu'il avait des idées exactes sur les positions relatives de ces deux terres, et qu'il savait, sans en avoir parcouru le chemin, qu'en se portant à l'est, il trouverait, soit par terre, soit par mer, l'extrémité sud de l'Amérique.

Croyant pénétrer dans une baie, il entra, en septembre de la même année, dans le détroit qui prit depuis le nom du marin qui l'étudia le premier avec exactitude. Le nom qu'il donna à la baie dans laquelle il mouilla (baie des Meurtriers) prouve que ses relations avec les naturels ne furent pas purement amicales. Eh bien! si nous consultons tous les récits des voyageurs qui l'ont suivi, nous verrons qu'il en a presque toujours été ainsi. Chaque fois qu'un navire s'est mis en communication avec les Nouveaux-Zélandais, il en est résulté des collisions. On s'est hâté de les accuser d'être pillards et perfides, sans se demander si les blancs qui les visitaient étaient eux-mêmes des hommes bien justes. Certes, je suis loin d'affirmer que les Maourys aient toujours été doux comme des agneaux; mais je tiens ici, comme partout, à rendre hommage à la vérité, et à montrer que si, bien souvent, les relations établies

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entre les Européens et les sauvages ont été troublées par la guerre, les agresseurs n'ont pas toujours été ceux qu'on serait d'abord tenté d'accuser. Citons un ou deux faits entre mille. Surville, en 1769, commet un acte de piraterie en enlevant un chef qui avait donné à ses matelots malades des soins qu'on demanderait bien souvent en vain à des blancs. Le chef mourut de misère et de nostalgie à bord du navire français. Cook lui-même, le voyageur modèle, n'en a pas moins commis de grandes imprudences. Il avait reconnu cette population pour être fière et belliqueuse, et il n'en laissa pas moins ses équipages s'exposer en petit nombre et souvent sans officiers au milieu de peuplades curieuses et avides. Qui ne voit, dans ce contact trop intime, des causes forcées de collisions, surtout quand les blancs se croient tout permis, et quand les sauvages ne voient, entre le désir et la possession des objets de leur convoitise, que la simple suppression de quelques étrangers importuns. Du propre aveu du célèbre navigateur, le détachement de Furnaux qui fut tué et mangé dans le canal de la Reine-Charlotte avait provoqué la querelle qui amena cette sanglante catastrophe. Si la fin malheureuse du capitaine Marion Dufrêne inspire d'abord de l'horreur, on l'explique cependant en songeant que les Nouveaux-Zélandais considéraient la vengeance comme une vertu, et que le chef qui attira notre compatriote dans le guet-apens où il devait trouver la mort, était ami et même parent de celui que Surville avait traîtreusement enlevé quelque temps auparavant.

Si des navires de guerre où règne une sévère discipline, on passe à l'examen des navires de commerce où le désordre est trop souvent la règle, ce sera bien pis encore. On se demandera même souvent comment les

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sauvages ont été assez bons pour souffrir un pareil voisinage, pour supporter sans de plus nombreuses représailles, ces visites audacieuses où quelques étrangers exigeants et déloyaux venaient prendre des provisions sans les payer, imposaient du travail sans rémunération, réclamaient des complaisances auxquelles nul penchant ne poussait, et qui n'excitaient que la juste jalousie des maris irrités. Combien de malheureux Océaniens, trompés par de belles promesses, se sont embarqués sur des navires où ils comptaient, en retour de leur travail, recevoir des gages, des habits et une nourriture suffisante, qui, la saison du travail passée, se sont vus abandonnés loin de leur patrie sans argent, sans habits et sans pain. L'histoire de Douara-tara emmené ainsi par les baleiniers Baden et Frédérick, montre à quelle odyssée de misère, ce fils et neveu de chefs, chef lui-même d'un rang assez élevé, fut condamné pour avoir cru aux perfides promesses des blancs. Ces enlèvements de sauvages et ces abandons, sans scrupules, sans remords, se voient depuis qu'on fréquente l'Océanie; ils ont encore lieu tous les jours, et on ferme les yeux, pour ne pas voir de pareilles infamies. Certains capitaines, après avoir ainsi complété leurs équipages, et s'être ensuite débarrassés de bouches devenues inutiles, reportent à leurs ports d'armement les produits de leur pêche, avec la conscience tranquille, et regardent comme une opération économique ce qui n'est qu'un horrible abus de confiance. Après cela, on vient accuser les sauvages de perfidie: c'est de faiblesse plutôt qu'ils sont coupables. Pour en revenir aux Zélandais, n'avaient-ils pas un pressentiment secret du sort que leur réservaient ces terribles visiteurs blancs, quand ils virent leurs premiers navires aborder sur leurs côtes? Et n'est-ce pas par un simple

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instinct de conservation qu'ils repoussaient leurs feintes amitiés et leurs dangereux présents?

Assistons par la pensée à la première entrevue entre Européens et sauvages, et voyons quels sentiments vont se développer. Pour le sauvage, l'être qui vient dans des circonstances si extraordinaires sur ces grands châteaux flottants, avec ces habits si divers, ces armes si terribles, ces figures si pâles, est-il un homme, est-il un dieu? Il ne saurait le dire, et s'il est timide, il a peur et s'enfuit. Il n'y a rien là qui nous doive étonner. Je me souviens du temps de ma jeunesse où la seule apparition d'un détachement de soldats jetait l'épouvante dans les villages. Nous autres enfants, nous n'étions pas les seuls à fuir; les femmes et certains hommes mêmes nous suivaient; pourtant les soldats étaient Français et les villages aussi. Tous les sauvages ne sont pas timides; c'est même l'exception, et le Nouveau-Zélandais, habitué à la guerre, est courageux par nature. A son premier étonnement succède donc la curiosité; il veut voir, étudier et connaître ces êtres étranges qui le viennent visiter. S'il devine des armes aux mains du blanc, il s'en inquiète médiocrement; il a les siennes aussi, et quand il aura bien reconnu que le nouveau venu n'est qu'un homme, il sera plus tenté de faire connaissance avec lui par une lutte qui puisse lui faire juger des forces des deux parties en présence, que par des témoignages d'amitié adressés à un homme qu'il connaît à peine. C'est ainsi que les animaux courageux agissent les uns à l'égard des autres. La force dans l'état de nature impose le respect, et la force doit d'abord se prouver. Les blancs pourraient toujours ou presque toujours éviter les malheurs d'une première entrevue, en faisant preuve de force sans en faire jamais abus, en ne prenant rien sans payement, en res-

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pectant et faisant respecter la justice dans leurs échanges. Je ne veux certes pas me dissimuler les difficultés du rôle des Européens, s'ils tenaient à le remplir convenablement. Ils devraient d'abord réprimer des appétits augmentés par de longues privations, se baser, dans leurs transactions, sur le sentiment de la plus stricte justice, deviner les coutumes du peuple chez qui le hasard les porte, et remplacer par une mimique expressive le langage parlé qui est nul entre gens dont les idiomes n'ont aucun point de contact. Les choses sont loin de se passer ainsi: le blanc arrive, des cadeaux à la main. Le sauvage, enchanté, accepte et croit bientôt pouvoir prendre même ce qu'on ne lui offre pas. Il désire tant posséder les nouveautés qu'il voit! On ne sait pas mettre une barrière entre ce qu'on veut bien donner et ce qu'on doit conserver; on se blesse en cherchant à s'expliquer; on dissimule tant qu'on se croit le plus faible, et on attaque à tort ou à raison quand on compte sur le succès. Tous les hommes sont susceptibles; les blancs, plus éclairés, devraient l'être moins, et le sont plus que les sauvages. Ceux-ci, par le fait de leur propre ignorance, sont plus enclins à la ruse, et ils cachent, sous un apparent oubli des injures, le plus grand désir de la vengeance. De là des rixes, des vols, des meurtres où chaque parti croit avoir raison, et où il serait bien difficile de dire de quel côté sont les premiers torts.

Si j'avais besoin de plus de preuves pour démontrer que les sauvages sont plus belliqueux que féroces, plus vindicatifs que perfides, je les trouverais dans les conditions qu'ils font en général aux missionnaires qui vont s'établir parmi eux.

M. Marsden va à la Nouvelle-Zélande en 1810; il y est suivi par MM. William, Kendall, etc., et si la

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propagande religieuse ne marche pas avec toute la rapidité désirable, si les conversions ne répondent pas toujours aux voeux des propagateurs de la foi chrétienne, on peut affirmer du moins que jamais, ou presque jamais, aucun danger sérieux ne plane sur la tête des missionnaires. Il en est de même pour la mission catholique. L'Évêque P..... qui est resté de longues années au milieu des sauvages, qui a envoyé des catéchistes dans les tribus les plus farouches, n'a jamais eu à craindre pour sa vie, et je doute que les missions de la Nouvelle-Zélande comptent un seul martyr. A quoi tient donc cette immunité, dont ces hommes complètement étrangers à l'emploi de la force, ont toujours joui dans des contrées si dangereuses pour d'autres? Tout simplement à ce que les missionnaires n'agissent que par la persuasion. Je sais que le blanc, qui va vivre au milieu de ces enfants incultes de la nature, doit déployer une grande adresse. Il lui faut flatter les chefs, éviter de faire naître l'envie dans la distribution des cadeaux, témoigner beaucoup de bonté à tout le monde, et surtout ne pas afficher la possession d'objets qui puissent inspirer la convoitise. Ce rôle est facile au prêtre. Il agit surtout par la parole, et son talent d'orateur est d'autant plus estimé, que tous les Océaniens aiment l'éloquence ou du moins la loquacité. Le missionnaire se présente donc près des sauvages avec de douces paroles: homme sérieux, il apprend vite la langue du pays, s'il l'ignorait en arrivant; il agit en vertu de contrats librement consentis par les chefs, et fidèlement exécutés par lui. Sa conduite régulière, sa bonne foi, sa modération imposent le respect, et les conseils hygiéniques ou médicaux qu'il ne manque pas de donner lui concilient la bienveillance générale.

Que le sauvage se convertisse ou non, il ne conteste

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jamais la réalité du dieu que le missionnaire lui annonce. Polythéiste depuis son enfance, il croit volontiers à la puissance du dieu de l'étranger en qui il reconnaît une grande supériorité. C'est un dieu qu'il ajoute à la liste des siens, sans que ces nouveautés théologiques changent quoi que ce soit à son culte superstitieux. Croyant aux sortilèges, aux bonnes ou mauvaises aventures survenant par l'intervention des sorciers, il est toujours disposé à craindre celui qu'il croit l'intermédiaire des puissances occultes, et le missionnaire, quand il sait tirer parti du respect qu'il inspire, de l'affection qu'on lui témoigne et de la crainte dont la superstition l'entoure, finit par conquérir au milieu des sauvages, une position égale, quelquefois même supérieure à celle de leurs propres chefs.

En 1810, M. Marsden achetait deux cents acres de terre pour douze haches. Il fondait un établissement, attirait près de lui quelques naturels, qu'il retenait par un salaire très-modique, c'est vrai, mais au moins payé exactement. Il élevait des enfants qui devenaient plus tard des apprentis, des ouvriers et des agriculteurs. Il évangélisait, il donnait de bons conseils. On l'écoutait, on profitait à son école, et en définitive on travaillait pour lui et il s'enrichissait. Vingt ans plus tard, le voyageur Earle pouvait reprocher, avec quelque apparence de vérité, à la mission, de posséder de vastes établissements, de nombreux troupeaux, d'immenses champs de blé, et de ne faire aucun accueil aux voyageurs qui allaient la visiter. Je ne veux pas rappeler à ce sujet le rat retiré du monde. La question pour nous n'est pas de savoir si les missionnaires de la Nouvelle-Zélande vivent heureux ou non, pauvres ou riches, travaillant de leurs mains ou se contentant de commander, ceci ne nous importe pas pour le moment.

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Je veux seulement insister sur ce point, qu'ils ont toujours beaucoup moins à craindre que les blancs de toute autre condition.

Si les sauvages, tout en se convertissant très-peu, souffrent si volontiers le voisinage des missionnaires, si même ils les respectent et les aiment, quand ils pourraient facilement assouvir leur passion pour le vol, en leur enlevant des richesses relativement très-grandes, et celui du meurtre en s'attaquant à des hommes sans défense, ils sont donc moins méchants qu'on se plaît à le répéter. C'est dans des rivalités, dans des susceptibilités exagérées, dans l'ostentation avec laquelle le sauvage fait parade de sa valeur, dans son horreur pour l'oppression, son dégoût pour la lâcheté, en même temps que dans la défiance du blanc, son injustice, son affectation à montrer sa supériorité, qu'il faut chercher les causes des conflits, des guerres, des massacres survenus si souvent au contact des deux races. Eu résumé, si on explique certains actes de représailles sanglantes par le sentiment de la vendetta, si commun encore dans quelques parties de l'Europe, si on se souvient de la constitution féodale de toutes ces petites tribus constamment en guerre les unes contre les autres, si enfin on se demande combien l'immixtion des prisonniers échappés de l'Australie a pu augmenter leurs instincts sanguinaires, on s'étonnera moins des défauts que présentent les indigènes, et on admirera un peu plus leurs qualités natives.

La presqu'île de Bancks est située à la partie moyenne de la côte est de Tawaï-Poumanou. Tout fait croire que cette terre était primitivement isolée, et que l'isthme qui la relie à la grande île, n'est formée que par des alluvions apportées par la mer. Vue du large, toute cette côte a une apparence de grandeur

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qui frappe d'étonnement. Les montagnes de l'intérieur sont toujours couvertes de neige, et restent souvent cachées dans les nuages qu'elles attirent et condensent. A mesure qu'on approche, l'horizon diminue, mais ses diverses parties deviennent plus dictinctes. Les montagnes du littoral cachent celles du fond, et sont elles-mêmes d'une élévation très-respectable, variant entre mille et douze cents mètres. La côte noire est dentelée et comme fendue a coups de hache. Ces fentes assez régulières la font ressembler à une roue en fer, dont les engrenages seraient à intervalles égaux. Chaque sillon est l'entrée d'une baie, et au fond de chaque baie existe un village. Tous les baleiniers des beaux temps de la pêche ont visité Marth-bay, Long-bay, Pigeons-bay, etc, où l'on trouvait quelques cases de Maourys habitées quelquefois, le plus souvent abandonnées, et des quantités innombrables de pigeons, auxquels on faisait une guerre acharnée.

Aujourd'hui, toute la côte est occupée par des villages européens. A la place des grands arbres de Pigeons-bay, une belle plaine couverte de moissons, entoure une véritable ville nommée Littleton. C'est le centre commercial et politique de la presqu'île. Un steamboat y touche régulièrement toutes les semaines et y porte la correspondance d'Europe. Un journal local donne des nouvelles du monde entier, et on peut à la rigueur, malgré l'éloignement, se tenir au courant de toutes les affaires politiques, commerciales, littéraires même, bien que placé aux antipodes des foyers principaux de lumière.

La plus grande et la plus belle de toutes les baies de la presqu'île est sans contredit celle d'Akaroa. Tout pouvait faire croire aux premiers navigateurs que la ville principale de la contrée ne manquerait pas à un

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si favorable emplacement. Il n'en a rien été jusqu'à présent. Littleton a usurpé la suprématie qui revenait à Akaroa, sans qu'on puisse assigner une seule bonne raison à cette singularité. Le port est moins grand, moins beau et moins sûr; les terres ne sont pas meilleures, enfin rien ne justifie cette préférence, sinon les caprices inexplicables des courants de population.

L'entrée de la baie d'Akaroa est au sud-est. Elle est indiquée de chaque côté par d'assez hautes montagnes, entre lesquelles se distingue surtout, au sud, la plus haute de toutes, dont les deux pitons supérieurs affectent, entre autres formes variables selon ses points de vue, celle d'une selle de cheval. Bientôt la fente du rocher inférieur s'élargit, et le regard pénètre dans la baie à trois milles de profondeur environ. Deux petites roches, placées comme deux sentinelles, rétrécissent l'entrée du chenal de manière à ne lui laisser que trois quarts de mille de largeur. Puis le canal s'élargit un peu dans la première moitié de sa longueur, jusqu'à avoir deux milles d'une rive à l'autre. Sa direction, jusque là sud-est et nord-ouest, s'infléchit vers le nord et la baie se prolonge en s'élargissant et s'irradiant en trois divisions principales, l'espace de cinq à six milles encore, de manière à avoir une profondeur totale de trois lieues marines.

Après un intervalle de vingt-quatre ans, je retrouve les mêmes rochers noirs et abrupts que j'avais vus alors; mais cette belle végétation qui m'avait surtout frappé d'admiration, je la cherche en vain. Les forêts imposantes qui couraient sur les falaises, semblaient vouloir combler les vallées, montaient sur les collines et couronnaient même les plus hautes montagnes; elles ont disparu. Autrefois, je ne voyais partout que du bois ou au moins des fougères arborescentes; aujour-

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d'hui ma vue se repose sur une grande plaine verte au milieu de laquelle, en regardant bien, je vois se mouvoir des points blancs et roux qui sont autant de vaches et de boeufs paissant et ruminant dans de gras pâturages. Les bois ne figurent plus qu'à l'état de bouquets réservés pour abriter une ferme, fournir un but de promenade, ou comme souvenir du vêtement de la terre, alors quelle était encore vierge. De longues raies blanches et sinueuses tournent autour des mornes, plongent dans les vallées et m'annoncent que les habitants actuels ne se contentent pas des moyens de locomotion donnés par la nature. Où la terre ne prenait il y a vingt-quatre ans que l'empreinte d'un pied nu, se gravent aujourd'hui les traces des chevaux, des voitures même. Les fermes vues de la mer me paraissent toutes neuves et élégantes. Des murs bien blancs, des toits en bois peint, des enclos faits avec soin, des bouquets de bois protégeant l'habitation des vents qui soufflent avec le plus de force, tout annonce la vie civilisée. Involontairement je me reporte à vingt quatre ans en arrière et me demande: "Mais où sont donc les Maourys?". Les Maourys ne répondent plus à mon appel. En vain, armé de ma longue-vue, j'interroge les anfractuosités des rochers où je les voyais autrefois comme suspendus au-dessus de l'abîme; en vain je cherche les sentiers par où j'avais vu des guerriers armés déboucher de la forêt et explorer le rivage et la mer. Les guerriers, les sentiers, les forêts, tout a disparu. De Long-bay, je me rapppelle avoir vu sortir une pirogue double, remplie d'hommes et de femmes armés de lances et de pagaies. Deux chefs étaient debout occupés à commander la manoeuvre ou à nous considérer. Le manteau de phormium flottait sur leurs épaules; leurs mains tenaient l'une la hache de pierre,

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et l'autre la longue lance en bois à pointe d'os humain. Leurs chevelures étaient noblement retroussées et retombantes en forme de casque, et quand ils étendaient les bras vers nous, quand ils nous adressaient la parole en lançant à l'air les sons gutturaux de leur dur dialecte, bien que je ne comprisse pas un mot de leur langage, je crus reconnaître qu'ils nous parlaient en maîtres. Ils semblaient nous dire: "Nous sommes rois ici; ces rochers, ces bois sont à nous, qui vous a donné le droit de venir nous déranger?" Nous n'avions pas lieu de nous préoccuper beaucoup de leur parole emphatique, de leurs gestes quasi-menaçants, et le navire confiant dans sa masse, s'avançait majestueusement sans se soucier de cette espèce de défi. Les sauvages tournèrent à plusieurs reprises autour de nous, puis, ne recevant pas de réponse et ne pouvant pas toujours nous suivre malgré l'ensemble des mouvements de leurs pagaies, ils rebroussèrent chemin et disparurent bientôt à nos regards. Nous venions de voir une pirogue de guerre et les naturels qui la commandaient étaient les deux chefs de Long-bay. Ces doubles pirogues, composées de deux embarcations longues, étroites et effilées se comportaient très-bien à la mer. Réunies au moyen de deux fortes traverses elles devenaient solidaires et à peu près insubmersibles; leurs extrémités se recourbaient avec grâce et présentaient des sculptures grossières, où des faces grimaçantes de divinités fantastiques semblaient avoir été fichées là pour imprimer la terreur. C'est surtout avec des flottes de pirogues semblables que les Maourys se faisaient la guerre; ils les conduisaient également bien à la pagaie et à la voile, et ils ne craignaient pas de s'aventurer au large, sur des esquifs qui nous paraissaient ne présenter aucune garantie contre la tempête.

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La brise qui pousse dans la baie règne surtout le matin. A mesure que le soleil s'élève à l'horizon, le calme se fait, et dans l'après-midi, le vent vient presque toujours de terre. Cette circonstance se présenta pour moi à mes deux voyages. En 1840, le capitaine voyant le calme, fit amener les pirogues et nous fit touer jusqu'au mouillage. En 1864, les bordées furent disposées pendant trois jours de manière à ce que nous fussions à l'entrée de la baie le soir et chaque jour il fallait virer de bord. Je pus donc à plusieurs reprises voir la côte, la fouiller en tous sens et y chercher tout à mon aise, à l'entrée de Long-Bay, la double pirogue, les chefs maourys, les femmes aux pagaies, les hommes aux manteaux de phormium que j'avais vus autrefois; je ne vis rien pourtant. Tout avait tellement changé que je me demandais parfois si un nouveau pays n'avait pas poussé, à la place de celui qui s'était gravé dans mon souvenir. En reportant mes regards de la mer vide et muette sur la côte où de nouveaux étonnements m'attendaient à chaque pas, j'aperçus un cavalier galopant sur la route que j'avais entrevue comme un ruban sinueux quelques minutes auparavant. Ce cavalier avait une redingote, un chapeau rond, un pantalon retroussé par le mouvement de sa monture, des bas blancs, de gros souliers et un bâton à la main. C'était un fermier faisant sa tournée dans son domaine. Je le vis bientôt s'arrêter en face d'un espace qui me parut jaunâtre, et qu'à son aspect onduleux je reconnus pour un champ de blé. Évidemment, il se demandait en examinant ces tiges flexibles, ces épis retombants, quand son blé serait mûr, et quand il devrait y mettre les moissonneurs. "Décidément, me disais-je, un peu dépité, je ne suis plus à la Nouvelle-Zélande, je vois encore les montagnes, les coupures des falaises, l'entrée de la baie,

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mais comme tout cela a perdu sa couleur locale! Si le théâtre est le même, comme les décors sont différents! Le sauvage géant a dépouillé l'invariable manteau de feuilles dant il se parait tous les ans. Il revêt maintenant des vêtements nouveaux, taillés, peints et cousus à la mode européenne. J'ai beau me frotter les yeux pour mieux y voir, je ne le reconnais plus. J'admire ce jeune produit de la civilisation, mais je regrette un peu, je l'avoue, le vieux mais pittoresque état de nature.

Je faisais toutes ces réflexions pendant que nous étions pris de calme à l'entrée de la baie et que nous attendions la brise du soir pour reprendre la bordée du large. C'est ainsi que nous vécûmes trois jours, nous approchant le matin, nous reculant le soir et nous ennuyant toujours. Qui pourrait dire combien le temps qu'on passe ainsi à se morfondre est ennuyeux! Il faut avoir sur le coeur l'épaisse couche d'insensibilité, dont certains marins sont enveloppés de longue main, pour le supporter sans maudire. Un bien grand intérêt m'appelait à terre; j'espérais y trouver des lettres de ma famille, et quand je voyais se passer ainsi les jours, sans rien changer à l'anxiété qui me tourmentait, je me surprenais à désirer de m'éloigner, de fuir ce vrai supplice de Tantale. Lire et écrire m'eût été complètement impossible; manger, c'est à peine si j'y pensais; dormir, je l'essayais vainement; je ne pouvais faire qu'une chose, et encore en maugréant: aller, venir sur le pont, regarder la côte et me souvenir. Je vais donc pour un moment reporter le lecteur sur le navire la Ville de Bordeaux, dont j'étais médecin. Grâce à cette digression, le Gustave finira peut-être par pénétrer dans la baie.



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II

Akaroa en 1840.

Nous venions de nous faire remorquer au mois de janvier 1840 dans l'intérieur de la baie, à trois milles à peu près de son entrée. Un navire français, l'Heva, qui nous y avait précédé, nous indiqua le mouillage en face d'un village maoury perché dans un repli de la montagne. Ce fut pour nous une vraie bonne fortune de pouvoir partager avec des compatriotes les promenades, les fruits de notre chasse, ceux de la pêche, les provisions fraîches, enfin tous les plaisirs de la relâche. Tout fut mis en commun; par suite, tout se trouva doublé.

Nous étions à peine mouillés quand vint à bord un canot monté par des indigènes. Le chef du village venait nous faire sa visite. C'était un homme d'une quarantaine d'années, à l'allure débonnaire, à la physionomie commune, sans aucun caractère remarquable. Tatoué comme tous les hommes de condition noble, il laissait cependant deviner par le petit nombre de courbes qu'il portait au-dessus des yeux, qu'il n'était pas d'un rang élevé. En effet, il obéissait au chef de Long-Bay, qui relevait lui-même d'un grand chef, guerrier redoutable dont la résidence était, disait-on, à Otago. C'était une espèce de maire de village. Il avait, pour flatter sans doute les Anglais qui le viendraient visiter, pris le nom de John. Il parlait un peu anglais et ne manquait jamais, à l'arrivée des navires, d'offrir ses

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services, de répéter les quelques mots anglais qu'il savait et de montrer les certificats que lui avaient donnés tous les capitaines qui l'avaient connu et dont il se disait l'ami. C'était en somme un bon garçon. Il n'avait rien de belliqueux dans toute sa personne. Le ton obséquieux même, avec lequel il parlait, en faisait une véritable exception parmi ses compatriotes. Le contact des blancs l'avait poli; peut-être aussi l'avait-il un peu gâté. Il était affable, prévenant, servile même, dans l'espoir sans doute de recevoir des cadeaux et d'obtenir un nouveau certificat qu'il pût ajouter à ceux qu'il avait déjà. Le capitaine lui offrit à dîner et lui fit même si bon accueil que le bon John se dévoila tout à fait au dessert. Il fit des offres, qui n'étaient sans doute à ses yeux que flatteuses et innocentes, bien qu'un puritain eût pu s'en scandaliser. Pour nous qui étions tolérants, nous ne fîmes que rire du rôle officieux que M. le maire jouait dans des relations habituellement secrètes et dont le mystère fait surtout le prix. Il s'agissait tout simplement de procurer à chacun de nous, des compagnes fidèles pour tout le temps de la relâche. Il offrait en particulier, au capitaine, une grosse fille d'une trentaine d'années, bien portante, avenante, et d'une laideur qui devenait de la beauté, comparée à celles des suivantes qu'il lui avait données. Or, cette donzelle était sa soeur. Il la proposait sans scrupule, la vantait sans discrétion et devait recevoir sans honte le prix de son courtage. J'ignore si l'honnête entremetteur a fait ses frais, mais je sais que sa soeur devint presque notre commensale habituelle. Elle fut de toutes nos promenades dans la baie; nous dûmes souvent à sa connaissance des lieux et à sa complaisance des renseignements utiles et de véritables services. Cette grosse et rieuse commère avait arrangé sa vie de manière à

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avoir la plus grande somme de biens possible. Sachant que le mariage maoury l'eût soumise à un dur esclavage et à une fidélité dont l'oubli valait la mort, elle avait jusque-là renoncé à un lien sérieux, pour prendre, quitter et reprendre des liaisons passagères qui lui procuraient du plaisir, du repos et une nourriture supérieure à celle de ses pareilles. Je n'ose y joindre l'espoir des cadeaux, car je crois bien qu'ils retournaient tous à son estimable frère; mais le reste lui faisait une existence de favorite de grand seigneur, et elle y tenait. Comme il n'y a pourtant pas de médaille sans revers, elle retombait pendant ses moments de veuvage, dans une position pire peut-être que celle d'une légitime épouse, et puis, il faut bien le reconnaître, quelques-uns de ces maris d'occasion, pour être des blancs et même des capitaines, n'en étaient pas moins des ivrognes et des brutes. Mais que faire! On ne peut pas tout avoir, dans ce bas monde, même à la Nouvelle-Zélande.

Le village était situé sur le versant d'une colline appuyée elle-même le long de montagnes plus élevées. Un petit ruisseau d'eau bien limpide s'en venait des hautes régions couvertes de bois, en sautillant de roche en roche, de caillou en caillou. Il longeait quelques cases, serpentait dans les parties les plus déclives du repli qui constituait sa vallée et semblait à la fin se jeter à regret dans la mer. C'était tout simple, il allait y mourir. Son lit était garni de sable fin et blanc dans l'intervalle des cascades, et du bord, je suivais ses méandres en devinant la pureté de ses eaux et le plaisir que nous aurions bientôt à y faire notre provision. Les cases, au nombre d'une trentaine, étaient étagées les unes au-dessus des autres, à distances inégales, sans aucune symétrie, sans aucun alignement. Elles ne pa-

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raissaient pas s'élever à plus de quatre ou cinq pieds au-dessus du sol. Plusieurs même étaient plus basses encore et ressemblaient assez à des moitiés de tonneaux coupés dans leur longueur, et qu'on mettrait bout à bout de manière à avoir une demi-circonférence pour toit et parois latérales, et le sol pour plancher. A une des extrémités, un trou large d'un pied et haut de deux, servait d'entrée; on ne pouvait y pénétrer qu'en rampant et on n'y restait que couché. Ces palais, que nous autres raffinés nous aurions tout au plus trouvés convenables pour nos chiens, ne servaient, du reste, que de chambres à coucher, et on pouvait voir les familles accroupies au dehors, à l'abri. d'un petit auvent et entourant un foyer en plein air, où elles s'occupaient à manger et à chanter. Leur vie se passait donc bien plus au dehors de la case qu'en dedans, et nous verrons même que les circonstances où nous croirions que les sauvages y dussent chercher un plus tranquille refuge sont justement celles où ils en sont tout à fait éloignés. Une seule habitation placée plus près de la plage et de la rivière que toutes les autres, se distinguait par un peu plus de hauteur et d'étendue. John nous l'avait indiquée, avec un certain orgueil, comme étant à lui. It is my house, nous disait-il souvent. Nous pûmes constater en effet que c'était là le véritable château du seigneur du village. De l'autre côté de la rivière, une cabane analogue, mais où on pouvait reconnaître, au-dessus d'un pignon en maçonnerie, un petit cône par où s'échappait une colonne de fumée, annonçait la présence d'habitants d'une autre nature. Cette maisonnette abritait en effet deux Anglais. Ces deux exilés vivaient là seuls, sans communication avec les naturels, qui les supportaient près d'eux, plutôt par dédain que par sympathie. Ce qu'ils étaient? d'où ils

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venaient? Personne n'eût pu le dire. Nous supposâmes qu'ils avaient eu quelques démêlés avec la justice en Angleterre, qu'ils avaient été conduits en Australie aux frais de l'Etat, et que, par délicatesse sans doute, n'ayant pas voulu manger indéfiniment le pain que le gouvernement colonial leur octroyait, ils s'étaient esquivés un soir très-discrètement, sans prendre congé de personne. Cette supposition nous vint surtout à la vue des figures presque patibulaires des Anglais, et pourtant nous nous trompions peut-être. Qui sait s'ils n'étaient pas des exilés volontaires, des amoureux de là nature sauvage, de simples misanthropes fuyant les vanités et les douceurs du monde civilisé! Quoi qu'il en soit, ils étaient arrivés un jour sur un navire qui venait faire de l'eau, ils avaient débarqué sur la plage leur petit bagage (fusils, couteaux, chaudière, etc.) et le navire était reparti. Nos deux Robinsons avaient construit leur habitation, installé leur ménage et s'occupaient, pour vivre, à disputer aux oiseaux de proie la graisse que renfermaient encore autour de leurs intestins les baleines mortes que le vent conduisait dans la baie. Les Maourys avaient commencé à voir en eux de dangereux rivaux. Mais ce qu'ils aimaient surtout à prendre étaient les chairs, et les Anglais leur laissaient scrupuleusement leur part; la bonne harmonie s'était donc vite rétablie. Sur toutes les côtes voisines des lieux de pêche on peut ainsi rencontrer de semblables industriels qui arrachent aux cadavres les éléments d'une vie misérable: on les connaît sous le nom caractéristique de carcassiers. Ils préparent de l'huile de basse qualité, la conservent dans de vieilles barriques et l'échangent ensuite, contre quelques provisions de bouche, des munitions de guerre et des vêtements.

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Je m'étonnai d'abord de la possibilité d'une pareille existence à côté d'une population sauvage, mais j'appris bientôt qu'il venait souvent des navires anglais dans la baie, que les naturels ne se sondaient pas de se faire un mauvais parti avec leurs visiteurs, en supprimant des voisins qui, en définitive, ne les gênaient pas. De plus, je sus qu'ils avaient fait des cadeaux au grand chef et lui payaient un petit tribut annuel; enfin, je me souvins que le Zélandais n'attaque en général que celui qu'il suppose fort, et qu'il dédaigne la chair du blanc à cause de la saveur salée qu'elle conserve. Il y avait donc mille raisons, pour que nos Anglais vécussent tranquilles dans leur ermitage, et je ne les ai jamais vus exprimer le moindre souci relativement à leur sécurité.

Si on visite toutes les îles de l'Océanie, on trouve presque partout de ces épaves humaines jetées de place en place comme des jalons d'essai, comme des sentinelles perdues, chargées par la Providence sans doute de donner aux sauvages l'idée d'hommes nouveaux apportant des habitudes nouvelles. Quelques-uns de ces pauvres diables sont tués et mangés, c'est vrai, mais bon nombre deviennent les favoris, les conseillers des chefs et chefs eux-mêmes.

Le lendemain de notre arrivée fut un jour de grand travail à bord. C'est ainsi que commencent toutes les relâches. Dès le point du jour on avait fait une longue drôme de pièces vides et deux embarcations s'étaient rendues, entraînant leur chapelet près de la rivière dont j'avais admiré la veille les cascades à travers les fentes des rochers. Tout allait pour le mieux, les embarcations furent traînées sur la plage; les pièces roulées dans le lit de la rivière gagnèrent un petit bassin où il était facile de les remplir. On allait même pui-

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ser les premiers seaux d'eau, quand une douzaine d'indigènes s'en vinrent, avec des gestes énergiques, faire une opposition formelle au début de l'opération. Bientôt toute la population du village se trouva mêlée aux hommes de l'équipage. Les matelots, avec leur sans-gêne habituel, répondirent par des rires ironiques et de brusques bousculades aux remontrances pacifiques, mais obstinées des naturels. Ils se firent de la place en renversant les obstacles et puisèrent l'eau. Alors les Maourys prirent une détermination suprême. L'idée d'employer la force pour empêcher cette violation du droit de propriété, leur vint peut-être; mais que faire en présence de deux équipages formant un contingent de plus de cent hommes valides, quand toute la population masculine du village atteignait à peine la moitié de ce chiffre? Ils eurent alors recours à un moyen autrement puissant que la force, et ils en obtinrent un succès complet. Ils prirent les femmes accourues au bruit et dont le caquetage augmentait encore le tumulte; ils les étendirent toutes en travers dans la rivière, de telle sorte que les matelots ne pouvaient faire un pas, remuer une barrique sans fouler le corps d'une d'elles. Le Français est galant, dit-on, et il le prouva une fois de plus dans cette occasion. Tous nos hommes s'éloignèrent en riant. Le chef John, qui survint, expliqua, en mauvais anglais, qu'on ne prenait jamais d'eau sans payer un droit ou, au moins, sans donner un cadeau. L'incident fut rapporté au capitaine, et une demi-heure plus tard, deux ou trois magnifiques foulards de coton, donnés à propos, avaient rétabli la plus entière concorde. Les naturels prêtaient leur concours aux matelots, et quand la drôme revint à bord, la moitié du village l'escortait.

Le capitaine aurait certes bien pu prendre par force

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cette eau défendue un moment avec tant d'ardeur. Avant que la population des environs eût été prévenue de cet affront et se fût mise en mesure d'en tirer vengeance, le navire aurait eu le temps de reprendre la mer; mais cette action eût-elle été juste? eût-elle surtout été politique? Si nous n'en avions pas souffert, d'autres n'auraient-ils pas payé pour nous plus tard? Avec quelques mouchoirs valant quatre ou cinq francs, nous étions devenus les amis de tous les habitants du village. Supprimons le cadeau, et chaque sauvage fût resté l'ennemi particulier de chacun de nous; nous eussions dû craindre pour notre vie et pour la sûreté du navire pendant toute la relâche. Vingt-quatre ans plus tard, à Chatam, je voyais un capitaine puiser, sans payer, l'eau d'un bassin fait de main d'homme, et cela impunément. D'où vient donc cette faiblesse actuelle du Maoury? Où est le noble sentiment de fierté qui lui faisait exiger ce qui était juste? Ne sait-il plus résister maintenant à une usurpation? A mesure qu'il se civilise, qu'il s'adoucit, sa force s'en va. Il oublie ses droits pour ne se rappeler que la puissance de ses oppresseurs.

Je descendis à terre pour la première fois dans l'après-midi de ce premier jour. J'allai d'abord visiter la rivière, témoin d'une protestation aussi ingénieuse que grotesque, et où le rôle joué par les femmes me prouvait le peu de cas qu'on faisait d'elles. Je ne pus remonter longtemps le cours de l'eau, l'escarpement augmentait à mesure que je voulais gravir. La végétation présentait un lacis inextricable et je redescendis à regret, mais assez vite. Si rapidement que je sois passé sous bois, ce ne fut pas sans juger pourtant de la familiarité des oiseaux; je m'approchais d'eux jusqu'à les toucher, et quand je les chassais d'une branche, ils sautaient sur la branche voi-

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sine. De petites perruches rouges et jaunes, au bec court, gros et recourbé attendaient qu'on les frappât pour s'envoler. Nous ne manquions pas d'abuser de cette imprudente confiance. Instruits par les indigènes, nous pouvions faire des lacets, les attacher au bout d'un bâton, et les appliquer au cou des perruches qui s'enlaçaient d'elles-mêmes en s'envolant. Nous avions une cinquantaine de ces prisonnières à bord, le jour de notre départ. Nous leur avions donné le carré pour demeure et comptions bien en conserver au moins quelques-unes; malgré nos soins, nous les perdîmes toutes, dans le premier mois de notre traversée.

John m'avait vivement engagé à l'aller voir. Je me rendis donc chez lui. Sa case n'avait rien de bien remarquable, sinon qu'on pouvait s'y tenir debout. Les parois latérales étaient faites de morceaux d'écorces larges comme la main et longs de deux ou trois pieds. Des poteaux fichés dans la terre à un mètre d'intervalle donnaient de la solidité à tout l'édifice. Intérieurement il régnait deux cloisons semblables aux murs extérieurs, d'où résultaient trois pièces distinctes. Dans la première, était le foyer et quelques ustensiles de ménage (couteaux et marmites), armes du pays, haches, casse-tête, javelots suspendus à côté de deux fusils, dont un sans batterie. Les deux autres étaient des chambres à coucher. Un clayonnage formé de morceaux de bois écorcé, placés horizontalement à trente centimètres du sol, offrait un abri contre l'humidité. Quelques nippes jetées dans un coin formaient toute la garde-robe du maître. Dans un autre coin, des morceaux d'étoffes pour robes attestaient que sa soeur avait déjà recours aux nombreuses recherches du luxe, et qu'elle possédait au moins deux robes et le reste à l'avenant. Devant la case, sur un petit carre-

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four, un foyer flambait sous une marmite pleine de patates. John était le richard du lieu; il avait dit adieu à la vie de nature; il s'habillait, mangeait chaud, commençait à dîner avec une fourchette, ne pouvait plus marcher sans souliers ni s'exposer au soleil sans chapeau. Les jouissances imposent des obligations, et ce n'est que justice. John devait donc faire face à ses nouveaux besoins, et de là des habitudes si différentes de celles de ses concitoyens. Enchanté de sa maison, de ses habits, de ses armes, et surtout de sa personne, il me reçut avec une bonne figure, me fit asseoir sur une bûche qui figurait assez bien un canapé, profita de ma blague pour charger sa pipe, m'offrit du feu et s'étendit près de moi pour savourer mon tabac. L'inventaire de la case terminée, ce qui ne fut pas long, j'en fis autant que lui et me bornai à fumer, à m'étendre sur mon banc et à écouter mon ami John, me répétant à chaque instant que notre navire était oui, oui, notre capitaine oui, oui, et nous tous autant de oui, oui. Je ne sus que plus tard ce que voulait dire ce mot si souvent répété, et qui, à mes yeux, n'avait aucun sens.

Afin que le lecteur ne reste pas aussi longtemps que moi dans l'ignorance, je vais indiquer l'origine de cette appellation. Malgré les ennuis qu'ils allaient y chercher, malgré les dangers qu'ils bravaient chaque jour, les visiteurs furent nombreux à la Nouvelle-Zélande depuis le célèbre Cook. Or, la grande majorité était anglaise, ou du moins parlait anglais. De là l'introduction rapide de l'idiome anglais dans le pays. Il n'est pas un Maoury qui ne connaisse quelques mots de cette langue, et quelques-uns la parlent et l'écrivent couramment. Il est bien loin d'en être ainsi pour le français: on ne le parle pas plus qu'on ne l'entend; c'est pis qu'une langue morte pour le Maoury; c'est un

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idiome mort-né. Les Français sont connus cependant; et comme au milieu de leur conversation familière ils laissent échapper souvent le mot oui, qu'ils affectent de répéter pour lui donner plus de force sans doute, les sauvages se contentent de les appeler oui, oui. C'est grotesque, c'est ridicule, mais c'est général; on tuerait un Maoury avant de lui persuader que ces mots peuvent nous agacer les nerfs.

Je désirais bien visiter le village, mais ne savais comment faire. Une occasion vint lever toutes les difficultés. Un vieillard très-malade avait subi inutilement toute la médication qu'on administre aux indigènes dans les occasions les plus solennelles. On avait commencé par le retirer de sa case; la case ne reçoit que des gens bien portants; on l'avait couché, à l'abri de quelques arbrisseaux sur un lit composé d'herbes aromatiques; on lui avait fait manger un fruit d'une vertu héroïque; on lui avait fait boire un suc de plantes qui guérit toutes les maladies; on avait fait enfin tout ce que la sagesse et la science humaines peuvent suggérer à Akaroa, et malgré cela le vieillard n'avait pas guéri; le mal s'aggravait même tous les jours. Le médecin, prêtre et sorcier, espèce de cerbère à trois bonnets, celui du savoir, celui de la puissance divine, celui de la prescience, consulté une dernière fois sur l'issue de la maladie, avait prononcé son arrêt. Toutes les invocations, tous les enchantements étaient désormais inutiles; le prophète avait parlé, le malade devait mourir. Les parents se souvinrent alors que les navires français ont un médecin à bord, et comme en définitive il ne pouvait rien arriver de plus grave que la mort, on s'adressa à moi en désespoir de cause, comme un noyé se rattrape à la plus pourrie de toutes les planches. Je dûs à cette délicate préférence de voir le vieillard et

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le village. Les parents s'adressèrent à John; on lui parla longuement avec force gestes et en me désignant à plusieurs reprises. Quelques minutes plus tard, je suivais à travers les buissons de fougère un petit sentier tortueux qui me conduisit près du malade.

En avant d'une petite case à demi-cachée sous des broussailles, se tenait un groupe de femmes qui s'entr'ouvrit à mon approche. Je pus voir alors un vieillard étendu sur un lit de feuilles sèches avec une pierre pour oreiller. Un examen sommaire me fit voir que j'étais devant un moribond, et que tout serait terminé dans quelques heures. Je fis entendre qu'il n'y avait aucun espoir de salut, et mon diagnostic se trouvant d'accord avec celui du sorcier, je conquis tout d'un coup la sympathie des habitants et la réputation d'un homme habile.

Quand je retournai à terre le lendemain, le vieillard était mort. Chacun avait l'air de me dire que les choses s'étaient passées comme je les avais prédites, et je devins presque l'égal du médecin indigène. Libre de visiter les cases, je procédai à un examen d'autant plus minutieux qu'il y avait moins de choses à voir. Elles étaient faites avec des branches d'arbres flexibles, fichées en terre à leurs deux extrémités, et dont la courbe formait une demi-circonférence. Des tiges plus minces enlacées avec les premières complétaient une surface à peu près régulièrement ronde et procuraient un abri suffisant contre la pluie et le vent. A l'intérieur, rien de particulier, ne se présentait, qu'un tas d'herbes sèches servant de lit, et une ou plusieurs pierres qui faisaient l'office d'oreillers. Quelquefois je voyais des naturels, surtout des enfants, couchés et endormis. Devant chaque case était un petit espace de deux ou trois mètres carrés assez bien nivelé, entouré de sièges

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en terre battue ou en pierre. Au milieu de ce petit carrefour, un foyer composé de pierres et garni de cendres, indiquait le lieu où se cuisaient les aliments. Un petit tas de bois sec attendait sur l'herbe qu'on le fit, morceau à morceau, contribuer à l'entretien du feu. Pour des ustensiles de cuisine, je n'en voyais nulle part; seulement une pierre plate et un maillet en bois reparaissaient à peu près sur chaque carrefour. A quoi pouvaient servir ces objets? je n'en avais aucune idée, quand j'en eus tout à coup l'explication. Au moment où je montais et descendais sur le plan incliné où le village était perché, et pendant que j'examinais et comptais les habitations et les petits champs où des essais de culture me semblaient loin de mériter de grands éloges, j'entendis un cliquetis se répétant d'un bout à l'autre du village; je m'étonne, m'arrête et regarde. Alors je vois toutes les femmes tenant d'une main un paquet de racines sèches dont chaque brin est gros comme le doigt, et de l'autre, battant ces racines sur la pierre à coups précipités. C'était un travail analogue à celui par lequel on commence la préparation du chanvre dans notre pays. Les racines battues se réduisent en une espèce d'étoupe; les parties dures et ligneuses sont séparées et éliminées. Sur l'invitation d'une des travailleuses, je pris un petit paquet de l'étoupe obtenue, je la goûtai, la mâchai, et en suçant le produit de la mastication, j'obtins dans la bouche, après avoir rejeté les fibres insolubles, une matière fade et douceâtre, qu'à la rigueur je pouvais avaler. J'avais goûté le pain du pays, la base de la nourriture des indigènes et la seule ressource qui ne leur fasse pas défaut quand toutes les autres provisions manquent, en voyage, pendant la guerre, ou dans l'exil; la racine de la fougère comestible. J'en ai dit

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quelques mots en parlant de Chatam où nous l'avons déjà rencontrée; eh bien! elle est bien plus commune encore à la Nouvelle-Zélande, et on ne saurait faire un pas dans les bois sans mettre le pied dessus. Les femmes ne se bornent pas à battre cette racine; elles doivent d'abord la chercher, l'arracher, ce qui demande de l'adresse et quelquefois l'aide d'un long bâton pointu, l'empaqueter, la laver, la sécher et quelquefois même la torréfier. Nous avons en France une racine qui présente un peu de ressemblance avec celle de la fougère, bien que sa saveur soit plus douce et son produit plus aqueux. Cependant on peut se faire idée de ce qu'est la fougère battue, en se représentant un morceau déraciné de réglisse auquel on aurait fait subir la même opération.

Cet aliment figurait naguère à tous les repas, et aujourd'hui même, il reste comme dernière ressource quand manquent les aliments nouveaux. Le Zélandais affamé, et dans l'impossibilité d'assouvir son immense appétit, se met un morceau de fougère dans la bouche, le mâche, le suce, le tourne cent et cent fois, et la faim se trouve apaisée. Unie aux coquillages, aux poissons secs, à la viande même, elle fait l'office du pain. Cependant son usage se perd ici comme à Chatam, et elle n'est plus guère récoltée aujourd'hui que par les malheureux insurgés qui, dans l'île du Nord, se débattent contre les horreurs de l'usurpation.

Déjà, en 1840, les vêtements européens avaient pénétré à la Nouvelle-Zélande. Ainsi John était vêtu d'un pantalon et d'une chemise de laine. Quelques hommes remplaçaient déjà le manteau indigène par la couverture blanche ou rouge qu'ils achetaient aux Anglais, et que l'usage dans un pays humide et boueux mettait dans un état de malpropreté difficile à concevoir, im-

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possible à décrire. Si la couverture avait déjà envahi le pays à cette époque, et je dirai plus tard comment, elle n'avait pourtant pas encore fait disparaître le vêtement national; elle lui faisait seulement concurrence et on pouvait deviner qu'elle le supplanterait probablement bientôt complètement.

C'est au phormium que les Zélandais empruntaient les éléments de leurs nattes, de leurs filets, de leurs lignes et enfin de leurs vêtements, dont la pièce principale était le manteau. Je l'ai vu sur les épaules des deux sexes, avec une longueur et une ampleur variables, mais avec une forme et une contexture constantes. Long, en général, comme ce que nous appelons en France le petit manteau espagnol, il partait du cou et tombait jusqu'à mi-cuisses, en s'élargissant à mesure qu'il s'abaissait. Il n'avait pas de collet et se serrait autour du cou à l'aide de ficelles ajustées aux extrémités de l'encolure. Son tissu était serré et imperméable, grâce surtout à une épaisse peluche dont chaque brin avait de 12 à 15 centimètres. Quand ce manteau était neuf, quand le phormium avait tout le brillant dont il est susceptible, il ne manquait pas d'un certain éclat. Mais combien il était rare de le voir dans des conditions, je ne dirai pas de splendeur, mais même de propreté supportable! Le plus souvent, il était plein de boue et répandait une odeur fétide. Au-dessous du manteau, un pagne se tournait autour des hanches; souvent même cette partie manquait, et alors les jambes et les cuisses apparaissaient dans toute leur vilaine nudité.

Les enfants que je voyais grouiller dans les cases ou sur le carrefour voisin étaient en général nus; quelques-uns étaient pourtant enveloppés dans des morceaux de tissus de phormium. Tout cela ressemblait assez à des petits chiens recouverts de paillassons.

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L'examen des cases, de la fougère et des vêtements, m'a éloigné de mon client de la veille, qui n'était plus ce jour-là qu'un cadavre; j'en dirai pourtant quelques mots.

Le vieillard étant mort dans la matinée, il avait été procédé à sa toilette funèbre avant mon arrivée. On avait disposé le cadavre comme s'il eût été vivant encore et endormi. Son lit de feuilles avait été secoué, et en partie renouvelé. On avait relevé son buste, soutenu sa tête et croisé ses bras sur la poitrine. Il était à moitié assis ou accroupi; son manteau de phormium lui couvrait les épaules; ses cheveux étaient relevés comme en un jour de fête ou de combat; quelques plumes se mêlaient à la touffe qui retombait tout au tour de sa tête; sa figure couverte de tatouage, annonçait qu'il avait eu pendant sa vie une certaine illustration, et pour dissimuler sans doute les empreintes de la mort, elle était peinte en rouge et en jaune nuancés selon des règles qui m'étaient inconnues, mais qui produisaient un effet tant soit peu diabolique; une couverture de laine couvrait ses jambes; les femmes qui l'entouraient la veille de très-près s'étaient éloignées; je ne pus moi-même l'approcher qu'à une certaine distance. Il était tapu ou sacré; personne ne pouvait le toucher, que deux femmes qui avaient procédé aux apprêts funèbres et qui, par ce fait seul, se trouvaient aussi tabouées; elles restaient accroupies à côté de lui, répétant à intervalles égaux des chants lugubres qui se terminaient par de grands éclats de voix et des lamentations. Elles faisaient, comme on voit, l'office des pleureuses. Derrière lui et presque à le toucher, sa veuve était accroupie aussi et prenait part aux lamentations en ayant soin de les exagérer. Le reste de l'assistance se tenait beaucoup plus éloigné, allait, venait, se renouvelait sans

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ordre, jetait quelques cris de deuil et disparaissait tout à fait. Toute la journée, ce manège se continua, et chaque fois que je passai à la distance où il m'avait été permis d'approcher, je pus juger du religieux scrupule avec lequel chacun exécutait sa partie dans ce triste concert, de la patiente résignation et du calme avec lesquels les sauvages se soumettent aux cérémonies que les coutumes leur imposent.

La nuit, ce fut bien pis encore. J'étais retourné à bord à l'heure du dîner et je ne pus assister de près à tous les actes qui s'exécutaient dans l'obscurité; mais il se fit un tel tapage que j'en restai toute la nuit sans dormir. Les chants étaient plus continus que pendant le jour, les voix plus nombreuses, les cris plus aigus et plus prolongés, et de temps en temps, nous entendions quelques détonations d'armes à feu, en même temps que des bruits de pierres frappées sur des pierres et de branches d'arbres battant les buissons qui environnaient le mort. On m'avait prévenu de tout ce vacarme, et j'y comptais un peu, sans prévoir qu'il dût être aussi insupportable. La grande raison qu'en donnent les sauvages, c'est que si on laissait le mort pendant la nuit sans faire tout ce tintamarre, les mauvais génies ou démons viendraient l'enlever pour le porter en enfer, et on ne le retrouverait plus le lendemain matin. Quoi qu'on fasse, il arrive presque toujours des accidents, car là-bas, comme ici, le diable est bien fin. Souvent, quand le jour apparaît, le pauvre mort a les mains et les pieds à moitié rongés. Quelquefois même les orbites sont vides, lès yeux ont été enlevés. Ce sont de grandes calamités pour les familles, n'annonçant rien moins que le transport de l'âme du mort dans les lieux de supplices destinés aux damnés. Des incrédules ou simplement des gens qui voudraient examiner le

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fond des choses, feraient peut-être observer qu'il y a beaucoup de rats dans le pays; que ces rats sont très-gros et très-voraces et que le diable qui mange les morts n'est rien qu'une bande de ces terribles rongeurs. Le bruit qu'on fait les éloigne d'abord, mais ils finissent souvent par s'enhardir; le mort est alors profané et la famille plongée dans la désolation.

A la fin pourtant le bruit cessa. Je pus m'endormir et ne m'éveillai qu'assez tard dans la matinée. Je courus à terre pour voir quelque chose des funérailles, mais tout était terminé; le cadavre avait disparu. Aux premières lueurs de l'aube, la famille l'avait emporté pour le déposer dans une terre ignorée de tous ceux qui lui étaient étrangers. Il devait rester là un certain temps, dépendant de son importance et de l'état politique de la tribu, puis être exhumé pour aller rejoindre ses ancêtres dans le tombeau ou la grotte de la famille. Comme je ne suis pas resté jusqu'à l'exhumation, je ne puis pas parler de cette cérémonie, pas plus que de la momification des têtes de chefs et surtout de celles des ennemis tués dans les batailles, têtes que l'on conserve comme trophées de victoire et qu'on vend aux Européens comme objets de curiosité.

Quelques jours plus tard, je revis la veuve; mais grand Dieu! dans quel état! Comme j'eus bien l'explication des torrents de larmes qu'elle versait pendant l'agonie de son mari, et des cris perçants que j'entendais pendant la nuit où elle avait veillé le mort, quand je vis dans quel état l'avait mise le tatu ou tatouage de veuve!

J'ai déjà parlé à plusieurs reprises du tatouage, et je vais revenir, pour la dernière fois, sur cette opération chère aux sauvages de tant de contrées, et qu'on retrouve même chez les gens de certaines classes en

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Europe, ce qui tendrait à prouver qu'il y a des sauvages partout.

Le tatouage se distingue en deux classes distinctes: le tatouage à petit grain par simple inoculation de substances tinctoriales au moyen de pointes acérées, et le tatouage en relief, obtenu au moyen d'incisions plus ou moins profondes, allant quelquefois jusqu'à diviser le derme dans toute son épaisseur; incisions dans lesquelles on fait couler des teintures qui laissent sur la peau des stigmates indélébiles, en même temps que se forment des sillons dont le relief est plus ou moins prononcé. Les outils employés pour cette sulpture sont des coquilles dont la cassure est très-acérée, ou bien des ciseaux enfoncés à coups de marteau. J'ai seulement vu l'emploi des coquilles.

Le tatouage à petits grains, celui qui fleurit encore dans nos prisons, où il semble qu'il veuille imprimer un cachet ineffaçable d'opprobre, celui que de mauvais drôles s'amusent encore à infliger à des nigauds de recrues dans l'armée et dans la marine, est aussi le plus répandu chez les sauvages. Les dessins qu'il représente et dont les principaux rappellent des arbres, des cases, des points de vue du pays où ils s'exécutent, sont-ils des hiéroglyphes qu'on pourrait lire en étudiant leurs significations? J'en doute fort et crois tout simplement aux caprices de ceux qui les font et de ceux qui les souffrent. Il est à remarquer que cette variété de tatu se rencontre surtout dans les pays très-chauds où on porte peu de vêtements et où, par conséquent, il en tient lieu et contribue à l'ornement. Le corps et les membres, surtout aux parties antérieures, sont les sièges habituels de ce tatu. La figure est, en général, épargnée; j'ai vu surtout ce tatu aux Sandwick, aux Marquises et aux îles de la Société. Il existe très-

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peu à la Nouvelle-Zélande, où je l'ai rencontré seulement sur quelques femmes. Un petit piqueté bleu, pratiqué sur la moitié de la lèvre inférieure, m'a été indiqué sur quelques jeunes filles, comme un signe d'esclavage.

Le tatouage en relief ou à sillons est bien moins répandu que le précédent; je ne l'ai rencontré que dans deux pays, à la côte d'Afrique dans l'île de Fernando-Po et à la Nouvelle-Zélande. J'ai parlé du tatu de ce premier pays, où j'ai montré qu'il était pratiqué comme mesure hygiénique, je n'y reviendrai pas. A la Nouvelle-Zélande, il est considéré comme ornement ou plutôt comme marque de la nationalité et du degré d'illustration des guerriers. Des dessins réguliers, et qui ne variaient que selon certaines règles, ornaient les visages des Maourys en même temps qu'ils désignaient la tribu, le rang, le degré de puissance et de gloire de celui qui les portait. Tout le monde connaît maintenant ce tatouage, et chacun peut voir dans les collections de curiosités, des têtes de chefs momifiées, où les dessins ont conservé leur relief, leur forme et leur couleur. Si à première vue, on croit reconnaître les mêmes dispositions de lignes et les mêmes couleurs, on est assez vite détrompé, et avec un peu d'étude on arrive à voir qu'il existe dans les dessins du tatu une analogie très-grande avec ceux du blason.

Appliqué aux hommes seulement, le tatu n'était pas administré avant l'âge de la virilité. A cette époque, le jeune homme recevait le signe de la tribu, consistant en deux ou trois grandes lignes ayant des directions, des formes, des couleurs variables selon les tribus, mais identiques, sur chaque membre d'une même tribu. C'est là le tatu du commun des martyrs, c'est l'uniforme des soldats, si je puis m'exprimer ainsi. Vien-

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nent ensuite les marques particulières à chaque famille, conservées aussi intactes et aussi exclusives que les signes de la tribu, mais ne s'appliquant qu'aux membres légitimes d'une même famille. Enfin vient le tatu rappelant les batailles où l'on a assisté, les ennemis qu'on a tués, la position qu'on a conquise. Cette partie du tatu est individuelle, elle ne se transmet pas de père en fils; c'est une décoration à vie et non héréditaire. Ces signes glorieux rappelant les faits d'armes, et les événements remarquables, étaient placés sur les ailes du nez, au-dessous des paupières et sur le front. Il était donc facile de juger de l'illustration d'un guerrier en lui regardant la figure; plus facile encore de savoir à quelle famille et à quelle nation ou tribu il appartenait, à la simple inspection des grandes lignes de son tatu. Certains hommes célèbres à l'occasion d'un grand événement, pouvaient ajouter quelques lignes à leur tatu de famille, il en était de même des familles cadettes. Comme on le voit, l'analogie est complété entre le tatu et le blason, seulement le sauvage portait son blason gravé sur sa figure, tandis que le chevalier le portait sur son écu. Il y a même jusqu'à la dégradation qui pouvait être inscrite aussi d'une manière indélébile. Nous avons vu que le petit tatu de la lèvre chez la femme était un signe d'esclavage. Pour ce qui était des hommes esclaves, ils n'étaient pas tatoués, attendu qu'un guerrier tatoué n'était jamais fait prisonnier. Il était toujours tué et mangé. L'enfant qui suivait la femme en esclavage ne prenait pas le tatu à l'époque de sa virilité à moins d'être adopté par son maître, et l'esclave pouvait passer ainsi d'une tribu dans l'autre sans causer d'embarras, sans amener la moindre perturbation. N'étant pas un individu, il ne portait son individualité nulle part. Main-

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tenant que le tatu nous est connu, nous concevons quelle importance il devait avoir pour les Zélandais. Il contribuait plus que toute autre institution à la conservation politique de la tribu et de la famille. Il conservait intacte la distinction des classes; il empêchait à un esclave fugitif de devenir membre d'une tribu ennemie de celle où il avait été esclave, et nous nous expliquons facilement les souffrances qu'on endurait pour le subir et l'habileté que certains artistes acquéraient pour le pratiquer.

Qu'un sauvage trace sur du papier, sur une feuille de tapa ou grave sur le bois ou la pierre les dessins de son tatu, cela se concevra sans peine; quel est celui de nous qui ne connaît son nom et qui ne sait l'écrire? Quand à la lecture du nom d'un guerrier zélandais, elle se comprend encore mieux que le reste. Son chiffre se compose de celui de la tribu connu de tout le monde, de celui de la famille très-connu aussi et enfin d'une ou de deux lignes particulières que l'on connaît d'autant plus vite que le guerrier a plus de réputation.

Quand j'ai dit que la femme ne recevait jamais l'ornement du tatu en relief, à sillons ou à côtes, je n'ai pas voulu dire qu'elle n'y fut jamais condamnée; au contraire, elle le subit quelquefois, mais alors, c'est en signe de deuil. A la mort du mari, la femme prend le tatu de veuve; c'est encore un reste de la tyrannie de l'homme, qui s'impose même après sa mort. En effet, au moment où le vacarme des lamentations remplit l'air et couvre les cris que de nouvelles douleurs peuvent lui faire jeter, la pauvre veuve reste accroupie au chevet du mort et deux de ses parentes armées de coquilles aigues, lui font de longues entailles dans la peau du visage, des seins, du ventre, etc., en affectant d'atta-

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quer surtout les parties du corps qui ont attiré de préférence les caresses du mari. Toutes ces plaies, que les médecins appelleraient de longues scarifications, sont verticales; le sang coule de partout; la patiente pousse des cris déchirants, et on conviendra qu'il y a bien de quoi. Pour témoigner d'un deuil éternel, les bourreaux femelles font couler dans chaque plaie une liqueur corrosive qui en teint les lèvres en noir; la victime est désormais frappée du signe du veuvage. Si elle ne reste pas inconsolable, elle reste du moins avec les apparences d'un chagrin qui ne doit pas finir, et elle ne peut devenir légitime épouse une seconde fois. Si les hommes ont renoncé aux avantages réels du tatu a cause de ses difficultés d'exécution et des perturbations apportées dans leur état social, on conçoit que les femmes ont dû renoncer avec un grand plaisir à leur tatu de veuve. Celle que j'ai vue en 1840 était peut-être une des dernières qui se soient soumises à cette coutume barbare à Akaroa. Les jeunes femmes d'à présent se contentent d'obéir à leurs maris vivants, sans s'astreindre aux caprices sanguinaires de ceux qui ne sont plus.

Je reviens à l'examen du village des Maourys au moment des repas. Leur cuisine, en 1840, était bien simple encore, à Akaroa du moins, et les aliments étaient peu variés. Quand le mari allait prendre sa nourriture, il s'asséyait commodément sous l'auvent de la case et attendait qu'on le servît. Sa femme lui apportait alors la racine de fougère fraîchement battue, du poisson sec et des pommes de terre qu'elle retirait de la cendre chaude au moment de les servir; elle allait chercher un peu d'eau dans des bouteilles qui venaient des navires européens, et le repas se faisait d'un bout à l'autre sans que le mari lui adressât un

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mot ni d'affection ni de remerciaient. C'était là un repas sans cérémonie, le dîner des petits jours, ce que nous appellerions la fortune du pot. Les jours de gala venaient dans certaines occasions. Je fus témoin d'un de ces banquets pantagruéliques qui eut lieu dans la circonstance suivante.

Un petit vent du large avait fait entrer dans la baie une troupe nombreuse de marsouins. Aussitôt deux canots se détachèrent du rivage et allèrent à la chasse d'une proie à laquelle les naturels paraissaient attacher la plus grande importance. Des harpons faits avec des os bien ajustés sur des manches en bois et amarrés aux embarcations à l'aide de lignes en phormium, constituaient les premiers engins de cette guerre. Chaque canot, composé d'un arbre creusé assez grossièrement et sans sculpture à ses extrémités, était monté par deux hommes et deux femmes. Tout l'équipage était armé de pagaies, moins le chef qui se tenait en avant le harpon à la main. Les deux pirogues s'avancèrent lestement et sans bruit à la rencontre des petits cétacés qu'ils convoitaient. Bientôt, au moment où un marsouin venait souffler en avant d'un des canots, un harpon partit rapidement et s'attacha aux flancs de l'animal. Grande animation alors parmi les sauvages. De chaque embarcation partirent de nombreuses lances en bois, destinées à tuer le marsouin blessé. Seulement la tâche était difficile: l'animal plongeait souvent et ne venait souffler à la surface de l'eau que par moments très-rapides. Les pêcheurs changèrent alors de tactique; les pagaies furent rentrées, et deux femmes se jetèrent bravement a la nage un pieu à la main; elles eurent en peu de temps criblé la pauvre bête de nouvelles blessures. Un moment après, on put passer un langui ou noeud coulant au-

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tour de sa queue, et il fut remorqué en triomphe jusque sur la plage où il rendit le dernier soupir. Je courus à terre pour voir ce qu'on allait faire d'une si riche dépouille. A mon arrivée, le marsouin était déjà éventré; les femmes en avaient retiré les intestins et les lavaient à la rivière; d'autres avaient allumé un grand feu, et sur les charbons ardents, elles plaçaient, sans grandes précautions, des morceaux de chair toute saignante. Les hommes étaient déjà assis en rond avec de petits paquets de fougère battue et des bouteilles pleines d'eau à côté d'eux. Quand la chair avait chauffé un moment et qu'un simple changement de couleur faisait croire à sa cuisson, une femme la retirait, la donnait à son mari, allait activer le feu et y placer un nouveau morceau, qu'elle venait de tailler avec une coquille de moule. Un petit bâton et les doigts remplaçaient les assiettes, les plats et autres ustensiles de table. L'ami John, en qualité de chef, avait été le premier servi; mais tous les hommes assis à ses côtés étaient entrés en fonction aussitôt qu'il avait eu commencé. Ils étaient peut-être là douze ou quinze; ils mangèrent pendant une demi-heure environ, et une bonne partie du marsouin y passa. Il fut absorbé, pendant que je regardais, de cinquante à soixante livres de viande. A la fin, pourtant, les convives se trouvèrent repus ou plutôt gorgés; ils se levèrent avec peine et se traînèrent vers leurs cases où ils allèrent comme de véritables boas digérer en dormant. Les femmes et les enfants partagèrent alors les reliefs de ce splendide festin; tout disparut, même les intestins, et les enfants s'en disputaient souvent des portions qui étaient à peine restées une minute sur le feu. Ce repas me donna une idée de l'appétit féroce des Maourys, de leur peu de délicatesse, et en même temps de la grande

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distance à laquelle ils tenaient encore leurs femmes et leurs enfants.

A quelques jours de là, je me promenais sur le bord de la petite rivière et me disposais à aller visiter la maison des carcassiers, lorsqu'en suivant un sentier tracé à travers les fougères, je vis au milieu des herbes et abrité seulement par des branches fraîchement coupées et fichées en terre, quelque chose qui grouillait et poussait des grognements à intervalles égaux. Je crus d'abord à la présence d'un animal qu'une blessure ou une maladie clouait au sol. Je m'approchai par curiosité et découvris à mon grand étonnement une pauvre femme en travail d'enfantement. Elle m'arrêta du geste et de la voix au moment où je m'approchais pour lui offrir mes soins, en me disant avec un certain effroi: Tapou, tapou. Je m'éloignai en la regardant avec pitié, et j'allai voir les Anglais à qui je parlai de ma rencontre. "Toutes les femmes en couches sont tapou ou sacrées, me dit l'un d'eux. Au moment où elles ressentent les premières douleurs, elles s'éloignent du village, où elles ne peuvent retourner qu'après leur délivrance, avec leurs enfants dans leurs bras. Pendant toute la durée du travail, leurs parents ne les approchent pas, et c'est à peine si on leur jette quelques morceaux de fougère, ou bien si on leur tend quelques autres aliments au bout d'une perche; celle que vous avez vue là, y est déjà depuis deux jours; elle y restera peut-être encore aussi longtemps, peut-être même y mourra-t-elle sans secours et sans grand espoir d'inhumation." Décidément, me disais-je en regagnant le navire, nos Françaises auraient tout à perdre et rien à gagner d'échanger leur position contre celle des Maourys; pourtant elles se plaignent bien souvent de leur sort. J'appris deux

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jours plus tard que cette malheureuse était enfin retournée à sa case portant son enfant nouveau-né dans un pan de son manteau; elle avait été délivrée après trois grands jours de douleurs, et, une semaine plus tard elle n'en préparait pas moins le dîner de son seigneur et maître, quelle servait aussi lestement que si elle n'eût pas été malade.

Nous allions souvent nous promener vers différents points de la baie où nous n'avions nulle chance de rencontrer des êtres humains; mais la pêche nous attirait ici, la chasse là, et le besoin de changer d'air nous entraînait un peu partout.

Un matin, nous étions partis avec notre pirogue pleine de provisions: pain, vin, beurre, viande, rien n'y manquait; nous allions passer toute la journée dans une petite anse opposée au village maoury, où nous savions trouver d'excellentes moules. Nous avions emporté quelques-uns des gros homards qu'on pêchait chaque nuit dans les rochers avoisinant l'entrée de la baie. Nous comptions joindre aussi quelques-uns de ces beaux poissons (espèce de mulets) que nous pêchions par centaines, ainsi que d'excellentes petites sardines les plus délicates que j'aie mangées de ma vie; enfin nous voulions tuer quelques oiseaux. Nous allions donc faire un festin de rois, et puis flâner et dormir sur l'herbe au beau soleil de janvier. Nous avions, comme on voit, beaucoup de choses à faire, et partis le matin, nous ne pensions pas rentrer sur le navire avant la nuit fermée. Nous voilà donc débarquant tout notre attirail, depuis nos personnes jusqu'à la marmite, ustensile indispensable dans de semblables fêtes, ramassant le bois, pêchant les moules, disposant tout enfin pour faire la partie aussi complète que possible, quand, au moment d'allumer le feu, nous nous

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apercevons qu'on a oublié l'amadou. Les allumettes chimiques n'étaient pas alors aussi communes qu'elles le sont aujourd'hui; nous ne les connaissions que de nom à bord, et d'ailleurs nous aurions pu les oublier aussi. Comment faire, pauvres gens civilisés que nous étions? Tirer un coup de fusil à poudre sur un tas d'herbes sèches, et ne pas réussir encore; renvoyer la pirogue à bord; mais il fallait plus d'une heure pour aller et venir. Grand était donc notre désappointement. Heureusement la soeur de John, notre fidèle compagne dans toutes nos courses, était avec nous. Elle vit notre désarroi, se rit de nos vains projets, et nous fît signe qu'elle allait nous tirer d'affaire. Après une recherche d'une minute, elle ramassa deux morceaux de bois secs dont l'un me parut plus dur que l'autre: elle tailla le premier en forme de coin et cassa le plus gros pour lui laisser une longueur de vingt centimètres environ, se mit à genoux, plaça le gros morceau entre ses jambes comme entre les mors d'un étau et prenant le morceau pointu à deux mains, elle le frotta longitudinalement sur l'autre, d'un mouvement uniforme d'arrière en avant et d'avant en arrière. Son mouvement, lent d'abord, s'accéléra peu à peu; un petit sillon se produisit dans le bois immobilisé par ses jambes. A la partie antérieure de cette rainure il se ramassa un petit tas de poussière, et après un certain nombre de ces frictions régulièrement accélérées, une petite colonne de fumée s'éleva du monticule de poudre. La nouvelle Prométhée avait tiré le feu, non pas du ciel, mais du bois échauffé par le mouvement. Elle cessa alors de frotter, ramassa toute la poudre en un petit cône, enveloppa son morceau de bois d'un paquet d'herbes sèches, balança le tout dans l'air avec une certaine vivacité, et la flamme jaillit.

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Son brandon, placé au-dessous du foyer préparé à l'avance, alluma les branches que nous avions entassées, et quelques minutes plus tard, un feu vif et pétillant cuisait nos moules et dorait le rôti de notre repas. Cette expérience m'avait intéressé plus que je ne saurais dire; j'avais mille fois entendu parler de la manière dont les sauvages obtenaient le feu par frottement; j'avais lu qu'on faisait tourner entre les mains un morceau de bois conique dans le trou d'une planchette placée horizontalement; j'avais essayé cent fois de ce procédé, et cent fois j'avais parfaitement.... échoué dans mes tentatives; je venais enfin d'être témoin de l'emploi d'un procédé un peu différent de celui-là, mais qui avait réussi à merveille; j'étais donc enchanté, et, séance tenante, je résolus de répéter l'expérience et de profiter au moins de la leçon que cette sauvage venait de nous donner, tout en se moquant de nous. Je cherchai donc deux morceaux de bois semblables à ceux que j'avais vu employer. Par malheur, j'eus beau chercher, je n'en trouvai pas; force me fut de m'adresser à mon nouveau professeur. Les morceaux trouvés, taillés, bien disposés entre mes jambes et dans mes mains, me voilà frottant et frottant en vain; la poudre se formait à peine, se ramassait mal en avant de ma rainure et ne s'allumait pas. La sauvage, cette fois, m'accabla de son mépris; elle haussa les épaules, prononça à haute voix une foule de mots qui ne devaient certes pas être à mon honneur; et pour me montrer une seconde fois la supériorité d'une sauvage sur un bachelier, voire même, sur un docteur, elle prit les deux outils si inutiles entre mes mains, s'accroupit de nouveau, frotta comme elle avait fait d'abord, et, comme la première fois, la poudre s'alluma. Se levant alors avec un air de dédaigneuse

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hauteur, elle me montra ce qu'elle avait obtenu, souleva de nouveau l'épaule et jeta les deux morceaux de bois dans le feu. J'étais battu et confus. Je voulais au moins conserverces deux témoignages de sa puissance et dé ma défaite; mais je ne pus les retrouver; la fantasque sauvage ne voulut jamais m'en procurer de nouveaux.

Un autre jour, j'étais allé me promener dans la baie où devaient, quelques mois plus tard, s'établir des colons français, et le fusil sur l'épaule, je guettais les pigeons et les perroquets fulgors dont le bois était plein, et qui devaient être bientôt autrement chassés de leurs demeures, par les bruits d'une colonie naissante, qu'ils ne l'étaient alors par un chasseur de mon espèce. Je flânais donc en ayant l'air de chasser, quand apparut tout à coup à mes yeux au tournant d'un petit promontoire, une tente en toile blanche, autour de laquelle régnait une barrière en corde maintenue par des piquets. Au moment où je me demandais d'où pouvait sortir cette invention européenne, la toile se souleva et une femme blanche parut, à mes yeux. Je voudrais pouvoir dire que cette soudaine apparition me séduisit par la beauté de son teint, la douceur de son regard, la nuance dorée de ses cheveux, etc., mais on doit être véridique avant tout, et la vérité vraie, c'est que la personne qui se présenta si inopinément à mes regards, n'appartenait plus guère que par le souvenir au sexe dont elle n'avait jamais dû faire l'ornement. Vieillie et ridée par une existence aventureuse, elle ressemblait aux femmes de saltimbanques qui passent leur vie sous la tente que chaque jour ils plantent et lèvent pour satisfaire aux exigences de leur vie errante. J'approchai pourtant de ce souvenir de l'Europe, si fugitif qu'il fût, et j'appris bientôt que M. et Mme Green, arrivés depuis une quinzaine de jours d'Australie, ve-

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naient s'installer à Akaroa avec un troupeau de vaches, qu'ils comptaient s'y établir définitivement, y faire du fromage, y engraisser des porcs, même y cultiver la terre et récolter du blé. Ils se considéraient tout à fait comme en pays anglais, attendu, me dit Mme Green, que l'Angleterre devait prendre très-prochainement possession de la Nouvelle-Zélande, si elle ne l'avait déjà fait. Cette brave dame était bien informée, et sans le savoir, nous étions sur une colonie anglaise depuis le 1er janvier, jour où des navires de guerre étaient allés planter leur pavillon à la baie des îles et prendre possession au nom de la reine, de toute la Nouvelle-Zélande et de ses dépendances. J'ignorais cette circonstance et m'étonnais fort de voir une famille si peu nombreuse (deux hommes et une femme) exposer, au milieu des sauvages, des animaux, des ustensiles, des vases pour la récolte du lait, des outils de culture et plus que tout cela, leurs propres personnes.

Les montagnes avaient dans cette baie une pente bien plus douce qu'en face de notre mouillage, mais elles étaient couvertes de forêts aussi épaisses et aussi impénétrables. Je ne pus m'aventurer sur le penchant des premières croupes, qu'en suivant le lit des rivières dont deux surtout, qui descendaient parallèlement à peu de distance l'une de l'autre, avaient un certain volume. C'était bien là la forêt dans son état de primitive virginité. Aucun sentier n'annonçait même la fréquentation des Maourys, et s'ils venaient sur cette plage, ils devaient y venir par eau. Je ne fis ni une longue promenade, ni une chasse abondante dans ces fourrés où les grands arbres se touchaient presque et où leurs rares intervalles étaient occupés par des arbrisseaux de toutes tailles et surtout par des fougères de toutes variétés.

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Après avoir accepté une tasse de lait de l'hospitalité de Mme Green, je remontai dans la pirogue pour revenir dîner à bord. Le premier colon d'Akaroa, celui qui osa avant tous les autres se risquer en plein pays sauvage, fut donc M. Green, sorte de petit vieillard tout cacochyme, tout perclus de rhumatismes. Il fut aidé dans sa tentative hardie par un seul domestique et une femme qui atteignait la cinquantaine. Il paraît pourtant que cette famille a réussi et a conquis rapidement une certaine aisance.

A cela se bornent mes souvenirs d'Akaroa, en 1840, à part la petite aventure par laquelle je vais terminer ce récit.

J'avais gardé la chambre un jour que le capitaine était allé dîner à bord de l'Hèva, et par suite de certains changements dans la composition de l'état major, le capitaine parti, je me trouvais à peu près seul maître du navire. On m'annonça donc une embarcation de Maourys qui avait le cap sur nous. Je montai par simple curiosité et vis une pirogue de guerre admirablement faite avec ses extrémités relevées et ornées de sculptures. Les faces des idoles représentées, avaient les yeux et les dents en coquillages bien brillants. Ce qui donnait encore à tout cet ensemble un aspect plus sauvage, les naturels, au nombre de quinze ou vingt, étaient presque tous couverts de tissus de phormium d'une propreté douteuse; mais ils pagayaient avec un ensemble et une énergie tels que la pirogue volait sur l'eau. Je ne pensais pas que je dusse pousser plus loin la connaissance et j'étais retourné dans ma chambre, quand on m'annonça un chef maoury. Un moment après, entra dans le carré un naturel d'une taille vraiment colossale: il avait bien six pieds. Il me salua par les mots anglais suivants: Good morning captain, J-am

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King, give, my some brandy. Cet homme à la taille si élevée, à la ligure tatouée jusque dans ses moindres replis, me parut en effet être un véritable chef d'une grande importance. Il était enveloppé dans une de ces interminables redingotes de drap blanc, de fabrique anglaise, qu'on ne portait déjà plus guère à cette époque. Le collet dur, épais et inflexible, dépassait ses oreilles, et les basques tombaient presque jusqu'à ses pieds nus. Sous cet immense vêtement, il n'y avait que la peau. Un large chapeau de paille affichait des prétentions européennes, mais il tenait si mal sur cette tête habituée aux plumes, que le sauvage ne pouvait l'assujettir qu'à grands renforts de coups de poings. Son assurance, son grand air, la morgue même qu'il affectait et qui rappelait celle de certains habitants du pays d'où lui venait son splendide vêtement, tout me fit croire que j'avais devant moi un haut et puissant seigneur. En effet, c'était le roi d'Otago. Il venait faire sa tournée périodique dans ses États, et comme nous étions dans les eaux de son empire, il pensait bien prélever à bord un tribut d'eau-de-vie et de poudre de chasse; Aussi parut-il s'étonner de n'être pas servi aussitôt qu'il avait eu parlé. Je lui fis comprendre que s'il était roi, je lui en faisais compliment; mais que moi je n'étais pas capitaine, et ne pouvais en conséquence disposer de rien à bord. Il se retourna alors tout d'une pièce et quitta le navire en vociférant des imprécations contre moi. J'appris le lendemain, par les Anglais de la baie, qu'il avait été dans une grande fureur, et ç'avait été un grand bonheur pour nous qu'il n'eût pas eu ses guerriers sous la main. Il nous eût probablement fait un mauvais parti. Je sus en même temps qu'il était puissant et d'humeur peu commode. Six semaines auparavant, à la suite d'une bataille qu'il avait gagnée

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sur une tribu voisine, il avait largement festiné avec les morts des vaincus. On disait même qu'il avait tué plusieurs prisonniers pour rendre le repas plus copieux. Mais ce qu'on lui reprochait, par-dessus tout, c'était d'avoir fait préparer pour son usage personnel une jeune captive de dix-sept ans. C'étaient jeux de princes alors que de tels régals, et pourtant déjà les Maourys, à qui nous parlions de ces actes de cannibalisme, s'en défendaient comme d'une action honteuse. Un vieux penchant les poussait encore à ces horribles festins, mais le respect humain les retenait. Ils désavouaient leurs propres appétits et ne s'y livraient qu'en secret. C'était un des premiers résultats de leur contact avec les Européens.

Le capitaine ne me fit pas compliment de la réception que j avais faite au roi d'Otago; et quelques jours après, il eut soin de compenser la mauvaise impression due à mon économie, par de grandes démonstrations amicales qu'il fit au fils du même roi. Ce jeune chef était peu tatoué bien que fils de roi. Sa carrière militaire était sans doute à peine commencée. Pourtant il avait déjà perdu un oeil à la bataille. Le capitaine l'hébergea à bord pendant deux jours, lui et sa jeune épouse, la plus jolie Maoury que j'aie vue. Il l'avait, disait-on, enlevée à une tribu voisine, et avait, par conséquent, d'une esclave fait sa femme légitime. J'ignore ce qu'il y avait au juste de légitimité dans cette union, mais je sais que toute femme de chef qu'elle était, elle portait sur la lèvre inférieure le tatou de l'esclavage.

J'allai à la chasse avec le jeune chef, et je remarquai qu'il ne savait pas encore se servir d'un fusil avec adresse. C'était une arme toute nouvelle pour lui. Il l'admirait, la portait avec bonheur, mais il ajustait mal les pigeons et ne tuait rien. Depuis cette époque, les

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Maourys paraissent avoir fait d'immenses progrès dans le maniement des armes à feu. Venu à Akaroa pour percevoir la taxe que son père avait imposée au village, il ramassa les pommes de terre qui composaient le tribut et partit. Il nous fit, avant de nous quitter, mille protestations d'amitié et nous assura qu'au récit de sa réception, son père reviendrait certainement de toutes ses préventions à l'égard du navire Oui Oui.

Je n'ose rapporter au sujet de la visite de ce jeune chef, un épisode qui montre combien les femmes maourys respectent les devoirs du mariage. Ce fait, s'il dénote la légèreté française, prouve cependant aussi qu'ils ne dépassent pas toujours les bornes d'une galanterie tolérée.

J'avais été, sans le savoir, complice de projets de trahison conjugale, quand j'emmenai le jeune chef à la chasse. Sa femme resta seule de son sexe à bord, et notre absence dura plusieurs heures. Ce qui se passa, je ne puis au juste le dire, puisque je n'y étais pas. Cependant ce qu'on m'a rapporté avait une telle apparence de véracité que je ne l'ai pas mis en doute. Il parait que cette jeune femme, sollicitée par une galanterie excessive, avait opposé à toutes les tentatives de séduction une résistance si froide et si opiniâtre qu'on avait dû renoncer assez vite à toute espérance. Aux colliers, aux foulards, à toutes les belles choses qui lui étaient offertes en échange de complaisances coupables, elle répondait tout simplement ces deux mots: Tapou, tapou, et regardant la partie du bois où son époux était à la chasse, elle le représentait plein d'une juste fureur et lui coupant le cou tout nettement. Que faire devant une vertu si vraie et surtout si bien défendue par la peur? se retirer. C'est ce qu'on fit en abandonnant même les cadeaux qui furent noblement rejetés

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par elle. Le beau de l'aventure, c'est qu'au retour, le mari la força de les accepter. Les maris acceptent toujours. Celui-là ne savait pas sans doute combien son honneur avait couru de risques par la tentation de ces vaines frivolités.



III

Akaroa en 1864.

En arrivant à Akaroa le 1er février 1864, je cherchais à bien rappeler mes souvenirs, afin de comparer ce que je voyais alors avec ce que j'avais vu jadis et de juger des changements survenus pendant les vingt-quatre ans qui venaient de s'écouler. Déjà j'avais été frappé de la différence de l'aspect extérieur. Aux forêts, aux sentiers, aux sauvages de la côte, avaient succédé des champs, des prairies, des routes, des troupeaux, des fermiers trottant sur leurs chevaux. Avec un pareil changement, j'avais besoin de fermer les yeux pour retrouver le pays d'autrefois. Aussi m'attendais-je à tout, quand, après trois grands jours d'hésitation et de tâtonnement, le capitaine se décida enfin à donner dans la baie un dimanche matin par une jolie brise de sud-est, avec vent sous vergues jusqu'au mouillage.

Je reconnus d'abord les deux petites roches de l'entrée, puis les rochers à pic qui forment comme les grands murs d'un chemin creux, au fond duquel nous avancions doucement, puis enfin le village des Maourys. Mais comme il avait changé, ce pauvre village,

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comme il avait vieilli! Involontairement je fis un retour sur moi-même et me dis: "Si les habitants de 1840 me voyaient aujourd'hui, ils diraient sans doute de moi ce que je dis de leur pays. Ainsi va le monde. Tout passe; tout finit. Bientôt le village ne sera plus qu'un souvenir, et moi bientôt je ne serai plus rien. Mais les grands hommes et les grandes villes ont bien disparu, à plus forte raison un obscur voyageur et un village de sauvages."

Je croyais que nous allions nous arrêter à mon ancien mouillage; il n'en fut rien. Le navire passa et je ne pus voir qu'à la dérobée ce site où vingt-quatre ans plus tôt je m'étais tant promené, où j'avais tant fureté d'une case à l'autre, où j'avais tant épié les mouvements des sauvages pour deviner leurs coutumes, leurs moeurs, leurs natures. La case de notre ami John n'existait plus. Sur son emplacement croissait un joli bouquet de fougère. L'habitation des Anglais était détruite aussi. Qu'étaient devenus leurs hôtes? Avaient-ils été chassés par la faim, par de nouveaux travaux, de nouvelles habitudes? Peut-être sont-ils maintenant dans l'intérieur, laboureurs ou bouviers, à moins que leur pèlerinage d'ici-bas ne soit fini. Il y a tant de changements en vingt-quatre ans! De tous les habitants du village, je n'en reconnaîtrais pas un et ne serais reconnu par personne.

Toutes les montagnes qui dominaient la colline étaient déboisées. La culture avait gagné en étendue et en méthode. Mais comme la scène avait perdu de son pittoresque! Le ruisseau qui s'en venait autrefois si leste, si frétillant sous l'ombrage des épaisses ramées, est maintenant à moitié desséché; ses eaux filtrent péniblement à travers des herbes parasites, qu'il n'aurait certes jamais souffertes autrefois dans son lit. Une

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dizaine de cases remplacent les trente de ce temps-là. Elles sont plus hautes que leurs devancières; mais quelques-unes gisent déjà à demi effondrées. A peine si j'aperçois une ou deux femmes nous regardant passer du seuil de leurs demeures; les hommes manquent complètement. Ils sont sans doute à la pêche ou à la chasse, au travail enfin; car maintenant pour vivre il leur faut travailler; et le travail leur est si pénible, qu'ils sont pris de nostalgie sur le sol même de leur patrie absente. Ils se laisseraient volontiers mourir pour revenir à leur repos d'autrefois.

La vue de ce village en ruine me reporta encore, en souvenir, sur la Ville de Bordeaux. Je me rappelai comme quoi le capitaine avait réuni un jour une douzaine de femmes maourys à bord. On avait choisi, je ne dirai pas les plus belles, mais du moins les plus jeunes. La soeur de John s'était chargée de préparer la fête. Après qu'on les eut fait asseoir à table au grand scandale des maris, qui considéraient la plaisanterie comme une profanation du plus mauvais augure, après qu'on eut servi à ces dames tout ce qui pouvait flatter leur goût et troubler un peu leur raison, je me souviens que le capitaine fit tout enlever dans le carte pour leur donner la liberté de danser et chanter. C'était un spectacle qu'il avait décidé de nous donner, et jamais peut-être je n'en vis un qui m'intéressât davantage. Il me semble que j'y suis encore. Nous étions tous assis sur la banquette qui terminait la chambre, John et quelques notables étaient à côté de nous. Les femmes commencèrent par s'asseoir toutes en rond, et une d'elles préluda par un chant monotone, nasillard, où le mot de maoury revenait à chaque instant. Ce chant se composait de stances, et à la fin de chacune d'elles, toute l'assistance répétait en choeur un petit

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membre de phrase, en chantant à l'unisson avec la soliste. Le tout se terminait par un ronflement qui avait sans doute des prétentions aux soupirs. En somme, ce n'était pas trop désagréable; mais je prévoyais que le concert deviendrait vite ennuyeux, s'il continuait longtemps sur le même ton. Il n'en fut rien. Le système changea bientôt, la voix devint plus gutturale; la chanteuse tenant sa tête baissée semblait pleurer en exhalant péniblement des sons d'une tristesse à donner le spleen. Le choeur alors poussa de véritables sanglots dans son accompagnement. Le capitaine sensible comme un roc, secoua la tête et demanda quelque chose de plus gai. "Ce sera bon pour notre enterrement, ceci, dit-il en riant, chantez autre chose, buvez, mais chantez bien." Les chanteuses ne se firent pas trop tirer l'oreille pour obéir à l'ordre de boire, et sans la présence de leurs maris, elles n'auraient certainement pas attendu l'invitation. Mais les chants recommencent. Cette fois on a encore changé de mouvement, et la chanteuse, petite femme maigre et laide, entonne un chant de guerre, d'un ton rauque et criard qui me paraît être le summum de l'épouvantable. Je me trompais pourtant, et à la fin de chacun des couplets où l'on passait sans doute en revue les combats, le carnage, le massacre des vaincus, les actes du cannibalisme et tout le reste, je frissonnais réellement en entendant de véritables rugissements poussés en même temps, avec une certaine cadence, par les douze lionnes qui grinçaient les dents devant nous. A chaque émission de ces bruits sans nom, les cheveux de chaque tête semblables à une crinière hérissée, se rejetaient sur la figure dans un affreux désordre, retournaient sur le cou pour revenir encore en avant. Nous avions assisté au récit de leurs drames sanglants, et en vérité, pour mon

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compte, j'en avais été terrifié. La scène changea une dernière fois, et une jeune chanteuse commença d'un ton doux et bien mesuré des chants d'amour. On aurait peut-être pu adresser contre ces derniers accents le reproche de monotonie, si le choeur et la chanteuse elle-même, n'eussent joint la mimique la plus expressive à leurs chants. Ces mouvements cadencés du corps, de la tête et des bras constituèrent même la seule danse dont j'aie été témoin. On ne pourrait comparer cela à ce que j'avais vu aux Sandwich, c'était plus brutal, plus cynique, par suite plus dégoûtant. Il y eut pourtant certaines phases de cette pantomime qui nous amusèrent beaucoup. Les chanteuses s'approchant de nous, nous exprimaient par leurs gestes les sentiments que chacun de nous leur inspirait. Ainsi, à l'un elles envoyaient un baiser, devant un autre, elles plaçaient les doigts successivement sur les parties dont elles paraissaient demander le rapprochement, et quelquefois de leurs provocations, des suppositions bizarres qu'elles faisaient sur les goûts et les aptitudes de chacun, il résultait le tableau le plus comique et le plus extravagant qu'on pût voir. Nous riions tous comme des fous, excepté les Maourys, qui conservèrent toujours leur gravité et qui firent partir les femmes aussitôt que la représentation fut terminée.

Comme ces chants étaient déjà loin de moi! Ou étaient les femmes qui vingt-quatre ans plus tôt, nous les chantaient avec tant d'entrain et de plaisir? Tout cela n'existait plus que dans ma mémoire, et en regardant ce village mourant, cette muette surface, où les enfants ne jouaient plus, n'existaient même peut-être plus, je me sentais ému de pitié. Quoi! ce peuple dont les temps héroïques datent d'un jour, doit donc disparaître si tôt dans une décadence prématurée! Inhabile à goûter

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les fruits de la civilisation moderne, il n'est donc destiné qu'à eu subir les dures exigences.

Pendant que je philosophais ainsi tout seul, le Gustave s'avançait toujours. Bientôt je perdis de vue le quartier maoury, et à un mille au delà, s'ouvrit à mes regards la baie au fond de laquelle j'avais trouvé Mme Green, et les forêts impénétrables qui avaient arrêté ma promenade. Quel changement encore! Mais comme ce changement était différent de l'autre! Quelques bouquets de bois sur les flancs des montagnes, de simples bosquets dans les vallées, remplaçaient les gigantesques forêts que j'avais vues autrefois. D'immenses champs de blé n'attendaient plus que la faux du moissonneur; de riches pâturages s'animaient de la présence de nombreuses vaches et de milliers de moutons. Tout cela me donnait un spectacle que j'avais pressenti, mais qui dépassait pourtant toutes mes prévisions. C'était une campagne d'Europe, avec un air de jeunesse, de vigueur et de brillant désordre qu'on ne trouve pas dans nos vieilles terres. Tout le fond de la baie était bordé par une large digue destinée à arrêter les empiétements de la mer. Les collines qui formaient le premier plan de ce vaste panorama étaient toutes occupées par d'élégantes habitations à demi perdues dans des massifs d'arbustes d'agrément ou d'arbres fruitiers. Un débarcadère en bois, s'avançant d'une cinquantaine de mètres dans la mer, servait de péristyle à l'entrepôt de la douane. Des hôtels, des magasins dont on voyait les enseignes, tentaient par leur bonne apparence la coquetterie du beau sexe ou l'appétit des voyageurs. Une église avec clocher et cloche même dont les sons remplissaient la baie, témoignait positivement que le christianisme avait suivi dans leur nouvelle patrie, les enfants de la vieille Eu-

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rope. Enfin c'était une suite de merveilles. Malgré tout ce qu'on m'avait dit, malgré tout ce que j'avais pu me figurer, la réalité m'éblouissait encore; je craignais d'être le jouet d'un rêve, et je me figurais que le réveil me rendrait mon Akaroa sauvage de 1840. Je ne devais être convaincu qu'après avoir vu de près, touché de mes mains, pressé de mes pieds tous ces objets qui me paraissaient les produits d'un enchantement. Aussi me hâtai-je de m'affaler dans la pirogue, quand le capitaine m'eut invité à descendre à terre avec lui.

Tout était bien vrai, tout était bien réel. Le meilleur pour moi fut de voir, d'entendre des Français, et de penser que nous allions chez des compatriotes. Sur a baie même, nous fumes croisés par une embarcation l'où on nous héla en français. C'était le capitaine Greaves, directeur de la douane, qui nous donnait des nouvelles, nous en demandait, mettait sa maison à notre disposition et poussait jusqu'au Gustave pour satisfaire à une règle de service, tout en ayant l'air d'aller faire une simple promenade et une visite amicale. Sans vouloir conclure de ce fait particulier, que des rapports aussi faciles nous auraient attendus dans tous les ports de la colonie, je me disais que partout on est obligé de garder le bord jusqu'à ce que les officiers du port aient accordé la libre pratique. Cette formalité quelquefois si ennuyeuse, je la voyais complètement abandonnée. A peine descendus sur le môle, nous recevions les saluts de compatriotes, qui se hâtaient de nous remettre les lettres arrivées à notre adresse, et que, par prévenance, ils étaient allés chercher à la poste. Prendre celle qui m'était destinée, me sauver à l'abri des regards curieux ou indifférents, m'absorber dans ma lecture, me transporter par la pensée à Paris, près des miens, pleurer avec eux, res-

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ter plongé dans une réflexion douce et pénible, voilà comme je passai les premiers moments de mon séjour. Dire combien de temps je restai ainsi étranger à tout ce qui m'entourait, me serait impossible. Je vivais d'une vie rétrospective, et j'aurais pu rester indéfiniment dans cette espèce d'extase somnambulique. Le capitaine, ordinairement si froid, s'était laissé aller aussi à toute la douceur des émotions que les lettres qu'il venait de recevoir excitaient en lui. A la fin pourtant il secoua la tête, essuya son front et ses yeux, et me frappant sur l'épaule, il me rappela des antipodes où je m'étais envolé, pour me faire juger un peu des beautés d'une relâche que j'avais tant désirée. Bientôt tout en causant encore de ce que nous venions de lire, nous marchions côte à côte vers le quartier français, situé dans le nord-ouest de la baie, et séparé de la partie anglaise par une petite rivière et une chaussée de trois à quatre cents mètres de longueur. Attendons un peu et l'espace se comblera, les deux parties se souderont, et la ville présentera dans tout son hémicycle, la vie et l'animation qui accompagnent toujours les grandes agglomérations d'habitants.

Le premier compatriote qui reçut notre visite, nous fit l'accueil le plus cordial. Il se nomme M. Goriot, je crois. C'est un ancien colon de 1840. Il nous offrit les fruits de son jardin, le vin de sa vigne, ses pêches, ses prunes, ses poires et tout ce que la saison lui permettait de nous donner. Occupés, lui et sa femme, à prévenir nos désirs, ils n'attendaient pas qu'un fruit fût mangé pour nous en offrir un autre. Nos mains pleines, on bourrait nos poches; on eût coupé les arbres pour nous les faire emporter. Il nous fallut, pour partir, promettre de revenir le lendemain et tous les jours suivants. De là, nous fûmes chez un autre

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colon de la même époque, vieil ami aussi du capitaine, chez qui nous attendaient le même accueil, la même bienveillance débordante. Le bon père Malmanche, vrai patriarche saintongeois, avait élevé une famille nombreuse comme celles des temps bibliques. Il vivait dans l'aisance, entouré d'une partie de ses enfants, en même temps que quelques-uns étaient établis et pères de famille déjà, et que d'autres étaient encore dans des pensions de France.

Cette première journée me promettait une relâche bien remplie. Nous ne devions rester que peu de jours à Akaroa, je le savais, mais je désirais bien employer le temps. J'irai voir des fermes, me disais-je, des stations d'animaux, des chantiers de scieurs de bois; j'apprendrai à faire le fromage de la contrée, dont la réputation est déjà si grande; je visiterai la baie des Allemands, peut-être même irai-je jusqu'à Littleton. C'est si facile! Bonne route, bons chevaux, des voitures même. Chaque jour de nombreux cavaliers font ce trajet pour leurs affaires ou leur plaisir.

Je faisais tous ces beaux projets en retournant à bord avec le capitaine à qui je les soumettais. Le cher homme souriait à cette longue énumération. Il doutait fort que je pusse exécuter la moitié de mon plan; mais il m'engageait fort à me mettre en route dès le lendemain matin. Tous ces beaux projets devaient pourtant se résoudre en fumée, comme des rêves qu'ils étaient. Un événement terrible, sans être tout à fait imprévu, vint me clouer à bord pour huit jours. Puis il fallut partir, presque sans avoir rien vu.

Le capitaine était malade depuis huit ou dix ans peut-être. Très-docile en apparence aux conseils des médecins, il n'exécutait jamais leurs prescriptions, et un catarrhe pulmonaire qu'il aurait pu guérir à son

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début, s'était aggravé de toutes ses imprudences, des obligations de sa profession, et du temps qui se passait sans qu'il lui donnât aucun soin. Pour moi, je l'avais toujours vu malade; je lui avais toujours conseillé une médication appropriée à son état; il avait toujours paru goûter mes conseils et n'en avait jamais tenu compte. A Chatam, je le trouvai si malade que je lui conseillai de gagner un pays tiède et d'y rester. Il comptait sans doute sur sa force d'autrefois, mais tout lui faisait défaut, la santé et la jeunesse. Une catastrophe était donc depuis longtemps imminente; elle survint foudroyante à notre arrivée à la Nouvelle-Zélande.

A la suite d'une contrariété et d'un séjour prolongé sur le pont, le capitaine descendit dans sa chambre vers minuit, plus oppressé que d'habitude et atteint d'un léger frisson précurseur d'une maladie aiguë. Il se coucha pourtant sans rien dire; mais je fus éveillé dans la nuit par ses accès de toux. Je courus près de lui, je le trouvai haletant et horriblement oppressé. Il avait une pneumonie double; les saignées, l'émétique, etc, etc., tout fut mis en oeuvre pendant huit jours qu'il passa ainsi, entre la vie et la mort, et tout fut inutile. A la fin, quand il sentit que tout allait finir, il me dit: "Mon cher docteur, merci de vos soins, mais il me faut mourir. Écrivez à M. Bossière (notre armateur), dites-lui que je suis mort à mon poste." Quelques minutes plus tard il expirait, sans nous rien dire sur ce que nous aurions à faire. Nous restions donc, mon ami Vaupré et moi, avec une lourde charge que nous ne savions pas trop comment ajuster sur nos épaules.

La mort de notre capitaine fut pour toute la population française une nouvelle occasion de faire éclater la sympathie qu'elle éprouvait pour nous. Aux offres

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de toute espèce, faites pendant la maladie, succédèrent les offres pour les derniers honneurs, et quand nous conduisîmes notre pauvre chef à sa dernière demeure, nous étions accompagnés par tous nos compatriotes et par beaucoup d'Anglais. Le magistrat de la commune, le capitaine Graves, les notables négociants, tout le monde enfin nous témoigna sa sympathie par sa présence.

Le ministre protestant, invité à joindre ses prières aux nôtres, se fit un devoir de venir donner une certaine pompe à cette dernière solennité. Il savait notre capitaine catholique, mais il savait aussi qu'il n'y a qu'un Dieu au ciel, et que de quelque manière qu'on le prie, les prières montent vers son trône.

Pour faire connaître l'homme avec lequel j'ai vécu près d'un an, et dont la valeur comme pêcheur et comme marin était très-grande, je vais rapporter les paroles que j'ai prononcées sur sa tombe au moment de nous séparer de lui. Ce portrait peut être mal fait, mais j'affirme qu'il est fidèle.

"Messieurs,

"Si quelque chose pouvait adoucir l'amertume de nos regrets, ce serait de voir, autour de cette tombe, un tel concours d'amis français et étrangers. Au nom de notre pauvre capitaine, que nous confions à cette terre lointaine, au nom de sa famille absente, au nom de nous tous du Gustave, qui formions pour lui une seconde famille, je vous remercie.

"Quand, il y a dix mois, nous quittions la France, pleins d'espoir dans l'avenir, nous étions loin de prévoir le malheur qui nous attendait ici. L'idée de cette relâche nous souriait au contraire à tous égards. Nous espérions y trouver des lettres de nos familles, et nous

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étions sûrs d'y rencontrer des visages amis, des Français, un reflet de notre patrie. Comme notre joie fut de courte durée! A peine avions-nous mis le pied à terre, à peine avions-nous salué quelques-uns de vous, qu'une maladie subite et invincible venait s'abattre sur notre pauvre capitaine, et mettait, dès la première heure, sa vie dans le plus grand péril. Il vécut ainsi sept jours, dans l'attente continuelle de la mort. Mais quelle vie de souffrances! Et cependant, durant cette longue agonie, pas un mot amer ne s'échappa de ses lèvres. Les seules paroles qu'il prononça furent: "Mon Dieu! Mon Dieu!" Et c'était avec une si douce expression de résignation, qu'on pouvait reconnaître que le pauvre malade se recueillait pour se confier aux décrets de la Providence. il sentait qu'il allait mourir, il acceptait sa destinée, et s'il regrettait de ne pouvoir embrasser sa femme et ses enfants avant de quitter ce monde, c'était sans aucune amertume. Il fut, dans ce moment solennel, où l'on quitte un monde qu'on aime par les jouissances et les peines qu'on y a endurées, pour s'élancer vers l'inconnu, il fut, dis-je, ce qu'il avait été toute sa vie, un vrai sage, un philosophe.

"Je voudrais pouvoir, messieurs, passer en revue la vie entière de notre ami; nous n'y trouverions que de bons sentiments, que de bonnes actions. Quel homme fut plus discret, plus sobre, plus conciliant! Jamais un mot de médisance ne sortit de sa bouche, même par plaisanterie. Loin de là! si, devant lui, un absent était attaqué, il prenait sa défense et savait imposer silence aux mauvaises inspirations, aux allusions déplacées, enfin à tout ce qui pouvait. nuire à son prochain. Peu expansif même avec ceux qu'il estimait, il n'en était que plus sûr ami. Bienveillant avec tout le monde, il choisissait lentement ses affections et n'en changeait

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jamais. Sévère pour lui-même avec excès, il savait maintenir autour de lui une discipline sévère, mais juste. Que vous dirais-je enfin de lui que vous ne sachiez déjà? Beaucoup de vous le connaissent depuis longtemps, vous l'avez donc apprécié à sa juste valeur, et vous savez que, sous une écorce rude, il y avait un coeur d'or.

"C'est ici même, et à l'occasion d'un malheur semblable à celui que nous déplorons, qu'il devint capitaine. Son chef venait de mourir; il prit le commandement provisoire du navire; puis son titre devint définitif, et il navigua pendant de longues années pour la même maison, dont il eut toujours la confiance. Il me serait impossible de le suivre dans sa longue carrière de labeurs et de dangers continuels. Nous pouvons nous figurer cependant tout ce qu'il eut à endurer des rudes travaux de son métier, des périls d'une navigation si aventureuse. Eh bien! à quelque époque de sa vie que nous l'envisagions, nous le voyons toujours le même, avec la même conduite exemplaire, la même probité proverbiale, la même réputation d'honnête homme, qu'on a pu lui envier, mais jamais lui contester.

"C'est ici qu'il devait trouver le terme de ses travaux. Depuis longtemps déjà il se sentait décliner, et annonçait qu'il allait mourir. Mais esclave de ses devoirs, exagérant même ses obligations, il voulait rester à son poste tant qu'un souffle de vie l'animerait. Semblable à nos vaillants soldats, il voulait vivre, combattre et mourir à l'ombre du drapeau français. Il en fut ainsi. Malheureusement l'heure de sa mort sonna trop tôt pour ceux qui le connaissaient. A lui le repos de la tombe, aux autres les regrets.

"Plus tard, quand sur la terre natale, sa compagne

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et ses enfants apprendront le malheur qui vient de le frapper, ils trouveront, j'en suis sûr, un motif de consolation dans la pensée que celui qu'ils ont tant aimé, fut, du moins, conduit à sa dernière demeure par des compatriotes, que de temps en temps un regard ami se tournera vers le tertre qui va s'élever, et que son souvenir vivra longtemps parmi vous.

"Pardonnez-moi, messieurs, si j'ai mal exprimé les sentiments que m'inspire cet événement solennel. J'ai le coeur plein de sanglots, et il me reste à peine la force d'adresser un dernier adieu à notre ami commun.

"Adieu donc, homme juste! que cette terre te soit légère! Adieu, homme vertueux, qui sus toujours remplir tes devoirs sans ostentation, mais avec la ferme volonté de bien faire. Tu nous as quittés, c'est vrai, mais il répugnerait à nos coeurs de croire que tout est fini entre toi et nous. Non, tu es mort sur terre, mais tu vas vivre dans un monde meilleur; tu es déjà dans le séjour des âmes justes. De là tu jettes sur nous un regard de bienveillance et d'amour. Tu nous encourages à parcourir valeureusement ce qui nous reste de chemin à faire avant d'aller te rejoindre. Adieu donc pour tes amis de France! Adieu pour ta femme, qui ne t'a perdu ici-bas que pour te retrouver là-haut! Adieu pour tes chers enfants! Adieu pour nous tous!"

Le lendemain 10 février, nous quittions la baie d'Akaroa et faisions voile pour Taïti, où nous comptions trouver aide et protection près des autorités françaises du protectorat.



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IV

Colonisation de la Nouvelle-Zélande.

Je ne veux pas reprendre la mer sans chercher l'explication des changements survenus à Akaroa entre les deux visites que j'y ai faites. Ceci me mènera à discuter, à attaquer et admirer le mode de colonisation des Anglais en Océanie. Or, nos honorables voisins sont de grands maîtres; nous aurons donc à retirer de cette étude quelques enseignements à notre usage, si nous voulons bien toutefois en profiter.

Longtemps avant 1840, dix, quinze, vingt ans peut-être, les Anglais avaient jeté un regard de convoitise sur la Nouvelle-Zélande. Ces îles étaient si tempérées, la terre y paraissait si fertile, les ports si nombreux, la position si belle relativement à l'Australie, qu'ils durent former le projet de s'en emparer, quand ils mirent le pied dans leur grand continent océanien. Seulement il ne s'agissait pas d'aller tout simplement s'installer sur cette terre et de chasser devant soi la population indigène comme des bandes de fauves. Ce qui avait parfaitement réussi à la Nouvelle-Hollande, où les natifs avaient été regardés comme inférieurs aux hommes les plus dégradés, aurait certainement échoué en face d'une population nombreuse, intelligente et guerrière. On dut donc recourir à d'autres procédés; seulement dans un cas comme dans l'autre, et sans s'expliquer catégoriquement sur ce point, on poursuivait le même but, la substitution de la race anglo-saxonne, ou au

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moins de la race blanche à la race de couleur indigène, et voici comment on procéda; c'est un point important, je tiens à l'expliquer en détail.

On commença d'abord par tenter des relations tout amicales. On jeta au milieu de ces cannibales quelques aventuriers de petite valeur, au risque de les exposer à être mangés. Il fallait bien que le Maoury entendit parler l'anglais, apprît quelques mots d'une langue qui s'implantait dans toute l'Océanie, vît les étoffes anglaises pour les désirer, et ainsi de suite pour les objets et les coutumes que les Anglais portent partout avec eux. Puis vinrent les missionnaires qui, en même temps qu'ils semaient des germes de croyances chrétiennes sur ce sol réfractaire, commencèrent à y faire des transactions commerciales. Les achats de phormium, de bois, de patates, etc., les ventes de couvertures, d'habits, d'ustensiles de cuisine, établirent le premier courant d'affaires. Un va-et-vient de navires s'établit, lent d'abord, et ensuite de plus en plus fréquent. Tout paraissait être pour le mieux des intérêts de tous. La guerre étant continuelle entre les diverses tribus, on offrit aux chefs des moyens de destruction perfectionnés, des fusils, de la poudre et du plomb, et tout cela en échange de peu de chose, de moins que rien, pour la simple cession de terres dont les habitants ne faisaient rien, pour des forêts qui les embarrassaient, et où on n'irait que pour couper quelques arbres. On ne le ferait peut-être même jamais. Par le fait, on donnait pour rien ces belles étoffes dont se paraient les chefs, ces belles armes qui donnaient une si grande supériorité sur le champ de bataille. Quand un navire, pour satisfaire à toutes les demandes, à tous les désirs des Maourys, s'était vidé complètement de ces produits européens précieux par leur beauté ou leur utilité, il

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ne remportait que de simples morceaux de papier griffonnés en présence des chefs avec un petit bâton pointu chargé de peinture noire, et au bas desquels ceux-ci s'étaient empressés de tracer le tatou de leur figure, signe représentatif de leur signature. En vérité, les étrangers blancs étaient bien naïfs et surtout d'une bonté excessive. Ils apportaient d'admirables curiosités, de sublimes inventions, des objets devenant du jour au lendemain d'une nécessité indispensable, et ils se contentaient de remporter en retour des chiffons de papier barbouillés! Décidément, c'était une bonne fortune pour la Nouvelle-Zélande. Les Anglais furent donc accueillis partout avec sympathie, quelquefois même avec enthousiasme. Lors de mon premier séjour en 1840, les chefs, si petits qu'ils fussent, parlaient anglais, avaient des armes anglaises, des vêtements anglais, voire même, de la vaisselle anglaise. Dire que pendant l'établissement de toutes ces relations, il n'y eut jamais de difficultés, jamais de conflits, jamais de malheur particulier, ce serait beaucoup trop dire. On tua bien quelques gentlemen, on en mangea même un peu, mais ce sont des fortunes de guerre fréquentes en pays cannibale. A part ces petits ennuis, tout alla à merveille. L'arrivée fréquente des navires faisait croire aux sauvages que l'Angleterre était à leurs portes; ils n'osaient pas attaquer des étrangers que leurs compatriotes ne manqueraient pas de venger le lendemain. Et puis, en définitive, les Anglais étaient leurs amis, leurs bienfaiteurs. Où donc acheter de la poudre, si on les éloignait par des attaques impolitiques? Grâce aux méthodes nouvellement importées pour faire la guerre, ils avaient souvent à manger quelques-uns de leurs ennemis naturels, à savoir, leurs compatriotes. On trouvera peut-être ces raisonnements pitoyables. Je l'admets

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volontiers, et pourtant il faut reconnaître que l'histoire des frères ennemis est de tous les pays et de tous les temps. Plutôt que de se réunir contre les envahisseurs, les voisins rivaux immiscent les étrangers dans leurs querelles, et préparent eux-mêmes, par leurs divisions, par leurs guerres, leur propre ruine.

Quelques Français vinrent aussi à la Nouvelle-Zélande, mais pour y faire surtout de la propagande religieuse. Leur action fut si bornée qu'ils restèrent inconnus de la plupart des naturels. Une mission de prêtres catholiques s'y établit pourtant. Elle était dirigée par un évêque dont la bonté était proverbiale, et qui vécut là bien longtemps, si même il n'y est pas encore, sans se faire un seul ennemi, mais aussi sans conquérir la moindre influence. On l'écouta volontiers, on entendit la messe, on reçut le baptême, en même temps que de petits cadeaux qui le faisaient désirer, et puis on retourna aux vieilles coutumes, aux vieilles croyances et aux anciens dieux. Dans cette lutte, où deux peuples rivaux opposaient croyance à croyance, autel contre autel, presque Dieu contre Dieu, la victoire ne pouvait rester ni aux idées ni aux croyances abritées par notre drapeau. Les missionnaires catholiques prêchaient, catéchisaient, promettaient le paradis, mais c'était là tout. Leur vie était tellement en dehors de la vie de famille, qu'elle ne pouvait être offerte en exemple, ni prise pour modèle. Tandis que leurs rivaux faisaient cause commune avec les commerçants et les marins de leurs pays, tandis que tous marchaient avec un ensemble parfait, poursuivant le même but par les mêmes moyens, ayant tous la même allure, les mêmes habitudes, les mêmes familles, les mêmes manières de voir, de faire et de s'exprimer, les catholiques ne pouvaient même pas s'appuyer sur les rares repré-

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sentants de leur communion qu'ils rencontraient par hasard; car ces coreligionnaires sont au moins indifférents, si même ils ne sont pas tout à fait hostiles à l'idée religieuse.

Quelques capitaines baleiniers français, en voyant les procédés continuellement mis en usage par les Anglais pour conquérir des terres et de l'influence, essayèrent pourtant aussi d'obtenir, des chefs zélandais, leur part des contrées que ceux-ci abandonnaient en véritables enfants prodigues. Parmi eux, je citerai surtout le capitaine Langlois, qui, depuis, dut à une loterie une trop grande célébrité, mais qui n'en était pas moins un homme actif et honnête, malgré les calomnies auxquelles il a été en butte. Son intelligence lui avait fait voir tout le parti que les Anglais devaient tirer un jour de leurs nombreuses acquisitions. Il voulut goûter aussi un gâteau qu'il voyait si friand, et il eut surtout la bonne pensée de partager sa spéculation avec ses compatriotes, et même de doter la France d'une colonie admirable comme pays de production et point de relâche. Il acheta donc, du chef principal de la presqu'île, tout le terrain bordant le fond de la baie où se trouve aujourd'hui la ville d'Akaroa. De retour en France avec son titre, simple énoncé de la vente écrit par lui-même et au bas duquel figurait la signature ou le tatou du chef, il parvint, avec l'autorisation du gouvernement et même avec sa participation, à constituer une société de colonisation connue sous le nom de nanto-bordelaise. Le capitaine Langlois devait non-seulement fournir les terres aux premiers émigrants recrutés par la société, mais il devait encore les conduire sur un navire construit à deux fins, la pêche et l'émigration. Des navires de guerre devaient se rendre à Akaroa pour faciliter l'établissement des colons, prendre possession de la souve-

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raineté de la presqu'île au nom du roi, enfin fonder une colonie.

Tout le monde s'en allait donc leste et joyeux. Chacun devait trouver un lot de terres suffisant pour ses premiers travaux. Les navires de guerre devaient pourvoir aux premiers besoins, et de la tente où il s'abriterait le jour du débarquement, le colon verrait flotter le pavillon français. C'était superbe; seulement M. Langlois, sa compagnie, et la France elle-même, avaient compté sans les Anglais.

Depuis bien longtemps, comme je l'ai déjà, dit, nos voisins lorgnaient la Nouvelle-Zélande. Ils avaient acheté dans toutes les îles, mais surtout dans l'île du Nord, le plus de terres possible. Ils entraient partout, en amis, en pourvoyeurs; ils exploitaient les bois pour livrer ensuite la terre à une culture européenne; ils vivaient côte à côte avec les Maourys dans d'excellents termes. Je crois même que sans l'expédition française, ils seraient restés un certain temps encore dans cette situation, sans prendre possession d'une souveraineté, qui impose toujours des charges pour être sauvegardée. Mais ils nous surveillaient, et pour rien, ils ne voulaient être prévenus par nous. Le 1er janvier 1840 leur parut donc la limite du statu quo. Ils savaient qu'une expédition française allait arriver, et ils firent acte de souveraineté au nom de la reine de la Grande-Bretagne. Ils arborèrent leur pavillon en même temps sur plusieurs points à la fois, mais surtout à la baie des Iles, qui fut d'abord le centre de leur domination, et où ils pensaient établir leur capitale. Ils installèrent une force militaire peu nombreuse, mais suffisante pour faire respecter les faits accomplis.

Les chefs maourys virent les couleurs anglaises flotter sur leurs îles sans comprendre l'importance de cet

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acte. Ils avaient vendu des terres; l'acquéreur s'amusait à déployer au-dessus la bannière, qu'il déployait journellement à la corne de ses vaisseaux. Que leur importait à eux ce caprice de leurs bons amis? Ils n'y firent aucune attention et ne comprirent la gravité de leur position que lorsqu'ils voulurent aussi faire ce qu'ils voyaient faire aux étrangers, arborer des couleurs, avoir un pavillon national. On leur démontra alors un peu durement qu'ils n'avaient jamais constitué une nation, et que désormais ils vivaient sur une terre anglaise, où on leur permettait de rester par simple tolérance.

Pour ne pas anticiper sur les événements, je reviens aux Français de la colonie Langlois. Le navire le Comte de Paris mouilla à Akaroa au mois d'avril 1840. A son arrivée, et au moment où on allait arborer à terre les couleurs françaises et les appuyer de salves d'artillerie, un Anglais se présenta: un simple magistrat, sans épaulettes, sans uniforme, un homme tout uni, que nous regarderions en France comme un garde champêtre qui aurait oublié sa plaque. Il déclara aux Français que la Nouvelle-Zélande tout entière était anglaise depuis le 1er janvier, que la prise de possession avait été faite selon les us et coutumes des puissances civilisées, et que dans le moment même où il parlait, cet acte devait être dénoncé au roi des Français par l'ambassadeur de Sa Majesté Britannique. "Du reste, déclara le digne magistrat, mon gouvernement reconnaît la validité de tous les contrats faits avec les chefs, et si M. Langlois est propriétaire de tout ou partie de la presqu'île, qu'il présente son acte de vente aux autorités supérieures de la baie des Iles, et il obtiendra des titres, lui assurant la paisible possession de sa propriété. Seulement, je vous le répète, la terre est dé-

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sormais anglaise, et les hommes qui y vivront seront soumis à la loi anglaise."

Si l'allégation du magistrat était vraie, il n'y avait absolument rien à répondre. Ce que nous avions voulu faire pour un petit point, nos voisins, plus hardis, mieux avisés, mieux préparés surtout pour un succès ultérieur, l'avait fait pour la totalité. C'était un échec pour nous; nous étions battus, mais la guerre était bonne guerre. Il n'y avait absolument rien à faire qu'à se retirer ou à s'établir dans une colonie anglaise. Il y avait bien encore un autre parti à prendre: contester l'allégation de l'Anglais, passer outre, comme on fait pour un blocus qui n'est pas effectif, et s'établir, en se considérant comme premier occupant et sans tenir compte des prétentions des autres. Ce moyen réussit assez souvent, quand on l'appuie sur la force, et dans pareilles affaires, c'est le plus fort qui a le plus de droits. C'est à ce parti qu'on eut recours. On rit au nez du magistrat anglais. C'était facile, il était tout seul. On lui déclara formellement qu'on ne croyait pas un mot de ce qu'il venait de dire, et qu'on se regardait comme libre de prendre Akaroa comme ses compatriotes avaient pris la baie des îles, qu'on allait hisser le pavillon et qu'il pouvait venir l'abattre s'il l'osait. Le digne monsieur s'en garda bien. Il s'éloigna tranquillement, et on le laissa partir comme un mauvais plaisant. On croira peut-être que les navires anglais mouillés à la baie des îles, en apprenant le sans façon des Français, jetèrent feu et flamme et vinrent demander raison d'une violation de territoire? Pas du tout, ils restèrent tranquilles, et attendirent les événements avec leur flegme habituel. Les navires français, au contraire, frémirent jusqu'à leur quille. On voulait aller jeter un défi aux voleurs d'îles qui prenaient tout pour eux.

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"Au moins, disait-on, devrait-on partager: aux Anglais l'île du Nord, à nous celle du Sud, et tout sera bien. Mais rien pour la France, c'est trop peu, et le gouvernement français ne souffrira jamais pareille injustice." Voilà ce qu'on se répétait l'un à l'autre, et bien d'autres choses encore. Les Anglais laissaient dire.

Cependant, la petite colonie française s'installait: les officiers de marine faisaient de l'autorité; on mettait d'abord le pauvre Langlois aux arrêts pour usurpation de pouvoirs, et on l'obligeait ensuite à reprendre la pêche de la baleine, métier qu'il eût volontiers abandonné pour celui d'organisateur et de grand propriétaire. Sous prétexte de protection, de réglementation, on soumettait les colons au régime militaire; on prescrivait ceci, on défendait cela; on fit tant enfin, on infligea tant de ces petites tracasseries, de ces coups d'épingles qui éloignent la population des colonies naissantes et qui empêchent le courant d'immigration de s'établir, que non-seulement il ne vint plus personne, mais qu'une partie des premiers venus se retira. Je ne veux pas me faire l'écho de toutes les plaintes des colons de ce temps-là, de tous les griefs qu'ils articulaient contre les officiers qui commandèrent Akaroa pendant les premiers temps de l'occupation; mais il faut bien que ce gouvernement ait inspiré une grande répulsion pour qu'on s'en souvienne encore aujourd'hui avec effroi. On rapporte que tel commandant, par exemple, trouvait toujours moyen de mettre aux fers, sur son navire, les maris dont les femmes étaient jolies. On dit même qu'un jour une de ces veuves temporaires ayant répondu un peu trop haut aux paroles de consolation qu'on lui adressait, alla partager pendant quelques heures le sort de celui qu'elle ne voulait pas déshonorer. Je crois bien que

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tous ces rapports sont exagérés, faux même si on veut; mais ils n'en prouvent pas moins que les dépositaires du pouvoir, les magistrats armés, comme on les appelle, se conciliaient assez mal l'affection de ceux qu'ils étaient chargés de protéger. De tous les tiraillements qui divisèrent les chefs de l'opération commerciale et les représentants du pouvoir, des vexations dont se plaignaient à tort ou à raison les colons, il résulta un redoublement de rigueur et une véritable dépopulation de ce petit noyau d'établissement. Heureusement les choses changèrent; la position se dessina nettement, et si les colons perdirent la protection française, ils trouvèrent, du moins, la tranquillité, la sécurité, et plus tard la fortune. Voici ce qui arriva:

Ce que le magistrat avait dit était vrai; le gouvernement anglais nous dénonça sa prise de possession de la Nouvelle-Zélande en date du 1er janvier 1840. Tout avait été fait régulièrement; la France le reconnut, céda, et fit bien; elle avait été devancée et ne pouvait faire rien autre chose que ce qu'elle fit. Mais où elle eut tort, ce fut de ne pas exiger qu'on reconnût la validité des droits de M. Langlois. Celui-ci, soutenu d'abord par des navires de guerre, avait dédaigné le conseil du magistrat relativement à l'enregistrement des titres qu'il tenait des chefs. Quand il voulut plus tard faire valoir ses droits en Angleterre, on lui répondit qu'ils étaient périmés. Or, sa part dans la propriété commune comprenait une partie de la ville actuelle, et M. Langlois pouvait avec raison accuser le gouvernement de juillet d'avoir sacrifié ses intérêts, sans égard pour ses travaux et par simple dépit d'avoir fait un pas de clerc.

A Akaroa, tout allait de mal en pis, quand un navire de guerre arriva, déclarant que le gouvernement se désistait de toute prétention, et que dans un délai pro-

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chain tout navire protecteur s'éloignerait. Les colons auraient alors à opter entre un retour en France à leurs frais et une existence tolérée dans un pays anglais. Les Français, las du régime sous lequel ils vivaient, ressentirent plus de joie que de peine en apprenant cette nouvelle. Ils ne virent certainement pas s'abaisser le pavillon national sans un serrement de coeur; mais ils étaient si fatigués, si tracassés, qu'ils saluèrent avec joie leur délivrance. Du moins, disaient-ils, nous ne serons plus ni tant gouvernés ni tant protégés.

Les vaisseaux partis, le magistrat revint. Il s'était passé plus d'un an depuis sa première visite; mais les Anglais sont patients et persévérants; ils ont là deux grandes qualités que nous ne connaissons guère. Il trouva les colons en possession de leurs lots de terre et les invita à se faire délivrer des titres par les autorités coloniales. Tout le monde l'écouta. Il leur dit que la protection anglaise était acquise à tous ceux qui habitaient le sol anglais, mais qu'elle serait plus efficace pour des citoyens que pour des étrangers, et tous les colons étaient naturalisés au bout de deux ans.

Notre règne n'avait pas été long à la Nouvelle-Zélande, et le dernier navire de guerre parti, tout fut terminé. Nous avions été dupes de notre légèreté; nous avions fait de grandes démonstrations inutiles, et nous laissions aux antipodes une population française qui s'était expatriée sur la foi de nos promesses, comptant retrouver au bout du monde une seconde patrie. J'espère au moins que pour justifier cet injustifiable abandon, les officiers de marine n'auront pas dit: "Que voulez-vous qu'on fasse avec ces colons d'Akaroa? ils sont ingouvernables." S'ils allaient les voir aujourd'hui, ils les retrouveraient tous, eux ou leurs descen-

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dants, riches, considérés, et à la tête de grandes et belles exploitations. Ils ont été, il est vrai, très-peu gouvernés; mais en sont-ils plus mal aujourd'hui? Loin de là: leurs nouveaux compatriotes les ont habitués à une intelligente initiative. C'est dans ce sentiment qu'ils ont puisé leurs forces et leur fortune.

J'ai visité une seule ferme: elle est située à un kilomètre de la ville et appartient à un Français. Il était venu en 1840, et travailla d'abord pour le compte de la compagnie en qualité de forgeron. A la mort de celle-ci, il se trouva sans argent et sans ouvrage. Il fut successivement scieur de bois, bouvier et fabricant de fromages. Au bout de quelques années, il obtint une petite concession. Il acheta des vaches, et devint laboureur. Il est riche aujourd'hui de plus de 20000 livres sterling. Joignons à cette fortune une belle famille de huit enfants, et nous aurons une idée de ce qu'on peut faire là-bas avec du travail seulement et de la liberté d'action.

J'abandonne maintenant la question au point de vue français, pour revenir à la colonisation anglaise, et étudier la position que les Anglais ont faite à la population indigène. Si nous n'avons pas à enregistrer ici des actes de haute philanthropie, nous n'en aurons pas moins à constater des faits d'un grand intérêt.

Avant tout, je crois pouvoir certifier que les chefs zélandais, quand ils vendirent leurs terres aux étrangers, ne savaient pas ce qu'ils faisaient; ils n'avaient aucune idée de la propriété perpétuelle, transmissible par succession comme nous l'entendons en Europe. Jusqu'à l'arrivée des blancs, ils prenaient dans le territoire commun les terres qu'ils voulaient cultiver, les déboisaient par l'incendie, et les ensemençaient jusqu'à ce que le sol, fatigué, cessât de rémunérer leur

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travail. Abandonnant alors le champ épuisé, ils s'en allaient en prendre un autre. Ils ne connaissaient donc que la possession. Le chef recevait un faible tribut en nature, qui constituait la réserve publique: on la renfermait dans des forteresses nommées Pas, et, en cas de guerre, c'était là que la partie de la population, qui ne tenait pas la campagne trouvait le vivre et le coucher; à l'abri des surprises de l'ennemi, elle n'en sortait qu'au retour de la paix. Par suite des guerres continuelles, l'étendue des terres était immense relativement au nombre des habitants. Dumont-d'Urville estime la population à cent cinquante mille âmes dans l'île du Nord et cinquante mille dans celle du Sud. Par suite de l'introduction des armes à feu, ce chiffre était peut-être diminué de moitié dix ans après cette estimation. Les chefs croyaient donc pouvoir vendre sans péril des terres inutiles, quand ils recevaient en échange de beaux habits, des ustensiles de cuisine, des objets de luxe et surtout des armes qui décuplaient leurs forces. Il arriva pourtant un moment où ils avaient tant vendu de ces terres vagues, que leurs sujets n'eurent plus, aussi facilement que par le passé, le moyen de cultiver un nouveau champ. Bien plus, leurs vieilles forêts se déboisant tout autour d'eux, ils trouvaient plus difficilement encore la racine de fougère, leur aliment de première nécessité; ils ne rencontraient plus qu'avec peine les arbres destinés à se transformer en canots de pêche ou de guerre; ils se sentaient enfin trop pressés entre les bras de leurs nouveaux amis. Ils revinrent alors sur les marchés qu'ils avaient consentis.

Leurs anciennes propriétés leur redevenant indispensables, ils se crurent en droit de les reprendre. Cette fois, les Anglais les arrêtèrent, et ils avaient le

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droit écrit par eux; seulement ce droit, les Maourys ne le comprenaient pas: de là conflit, de là guerre. Les naturels étaient plus nombreux; ils furent cependant battus; ils avaient affaire à des gens plus unis, mieux disciplinés, sachant mieux se battre. Ils comprirent la signification de ce drapeau qu'ils avaient pris d'abord pour un simple jouet d'Européens. Ils voulurent se réunir, avoir aussi une bannière nationale, mais il était trop tard; on avait semé des germes de division entre les chefs, disposés de longue main à se jalouser les uns les autres; on flattait les uns pendant qu'on battait les autres. Décidément, ils n'avaient plus de patrie. Ils occupaient sur une colonie anglaise des terres qu'on leur laissait par grâce, qu'on allait bientôt leur mesurer avec parcimonie, qu'on finirait par leur enlever tout à fait. La lumière se fit alors dans leurs esprits; ils reconnurent les fautes passées; mais que faire? Dissimuler, attendre, conspirer en secret. Pendant qu'ils cherchaient à éteindre leurs querelles particulières, à s'entendre, à se réunir pour chasser l'étranger, le courant de l'immigration s'établissait; tous les jours de nouveaux colons arrivaient de l'Australie, de l'Angleterre, de toute l'Europe, et pendant qu'ils apprenaient à se servir de ces nouvelles armes qu'ils avaient payées si cher, le nombre de leurs ennemis augmentait tous les jours; ils ne trouvaient même plus à acheter ni fusils ni munitions, et leurs révoltes partielles étaient toujours comprimées par une puissance supérieure. La guerre dura longtemps pourtant, elle dure même encore, et ne finira qu'avec le dernier Maoury. On est arrivé maintenant à la période d'extermination.

Quelque temps avant notre arrivée à la Nouvelle-Zélande, nous avions appris qu'une grande expédition

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se complotait dans l'île du Nord, où la population indigène est encore estimée à quarante ou cinquante mille âmes. Les Maourys de l'île du Sud et de Steward sont maintenant si peu nombreux qu'ils sont condamnés à l'inaction et à des voeux stériles pour leurs frères de Ikana-mawi. On disait donc que les guerriers Zélandais s'étaient réunis sur des montagnes inaccessibles, qu'ils avaient acquis une grande justesse de tir, qu'ils tuaient tous les soldats anglais qui s'aventuraient à leur recherche, et qu'ils devaient, à un jour donné, descendre dans la plaine, incendier Auckland, la nouvelle capitale, exterminer tous les blancs et promener la flamme et le fer dans toutes les possessions. C'était une régénération qu'ils allaient tenter, et bientôt la terre de leurs ancêtres ne serait plus couverte que d'hommes de la race maoury. Leur désir de vaincre était si grand qu'il leur faisait voir la victoire dans un prochain avenir. Si nous, que la question intéressait médiocrement, nous connaissions les projets des naturels, à plus forte raison les Anglais en étaient-ils informés. La résistance fut en rapport avec l'attaque présumée. On enrôla de nombreux volontaires dans l'île même, en Australie, en Angleterre, partout enfin.

On mit à l'enrôlement un appât qui ne devait pas manquer son effet. Tout enrôlé devenait propriétaire de la terre du Maoury qu'il aurait tué ou fait prisonnier. Les cadres se remplirent vite, les forces anglaises furent redoutables, et le résultat ne pouvait être douteux que pour ceux qui allaient en souffrir. Pendant notre relâche à Akaroa, nous apprenions qu'une grande bataille avait été donnée, que beaucoup de sang avait coulé, que bien des Maourys étaient morts sur la place et que cent trois grands chefs avaient été faits prisonniers. Voilà donc la nation décapitée; affaiblie par les

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guerres précédentes, elle a reçu son coup de grâce dans cette dernière bataille. Les chefs pris seront déportés, ils mourront en exil loin de leur sol natal. La guerre ne sera plus désormais qu'une guerre de buissons, une chasse aux Maourys. Elle durera peut-être longtemps encore, car le Zélandais a la vie dure. Il est courageux, il est vindicatif, et il exercera, avant de mourir, des actes de représailles qui jetteront l'épouvante parmi tous les blancs. Mais, quoiqu'il fasse, il mourra, et dans un avenir plus ou moins prochain, on le cherchera aussi inutilement sur sa terre qu'on chercherait maintenant un Tasmanien sur la terre de Van-Diémen.

L'extermination est donc passée à l'état de système dans les colonies anglaises du Pacifique. Ce système est radical et il réussit bien. Si on objecte que c'est un retour à la barbarie, qu'on pourrait améliorer, civiliser les sauvages qu'on supprime, que la force ne lait pas le droit, je m'inclinerai devant ces raisons dont la valeur est incontestable et ne chercherai pas à défendre une mauvaise cause en justifiant le système anglais. Cependant je ferai observer que si on trouve bon que les nations européennes créent des établissements coloniaux dans les pays lointains, il faut bien qu'elles aient les moyens de le faire. Toutes les fois qu'une nation civilisée envahit un pays primitif, quelque nom qu'on donne à son occupation, elle fait une conquête et brise plutôt qu'elle n'use les obstacles à sa domination. Le peuple conquis regardera toujours comme son plus grand ennemi le peuple conquérant, quelque traitement qu'il en reçoive, et la haine ne s'éteint jamais que dans le mélange du sang, quand ce mélange est possible.

Notre ennemi c'est notre maître, a dit la Fontaine,

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et la vérité de son temps est encore celle d'aujourd'hui.

Que faire donc pour favoriser l'expansion de la race supérieure sans nuire aux races de moindre valeur, et même en favorisant leurs améliorations? C'est un problème à proposer aux philanthropes. Pour moi, quand j'aurai jeté un coup d'oeil rapide sur une ou deux autres contrées de l'Océanie où la civilisation se développe sous des influences différentes de celle que je viens d'examiner, je chercherai à déterminer quel serait le moyen le plus équitable pour conserver et améliorer ces races qui avaient certainement de grandes qualités naturelles, mais qui, au contact des Européens, ont perdu presque tout ce que la nature leur avait donné de bon, sans nous prendre autre chose que nos défauts et nos vices.

Je n'ai pu revoir mes Maourys d'Akaroa dans leur village. Le temps m'a manqué pour cette excursion que j'aurais tant désiré faire; mais j'en ai vu une famille dans la ville. Ils étaient une dizaine, hommes, femmes et enfants, tous étaient habillés. Une jeune fille avait même un petit chapeau rond en paille, comme les anglaises en villégiature. Comme toute cette famille paraissait abrutie! Tous accroupis devant un public-house, ils buvaient de l'eau de-vie et cherchaient sans doute dans l'ivresse l'oubli de leur grandeur passée et de leur misère actuelle.

Les étrangers reprochent aux Anglais d'empoisonner ces malheureux en empoisonnant les liqueurs qu'ils leur vendent. C'est une calomnie, certainement. Mais les liqueurs par elles-mêmes, ne suffisent-elles pas pour abréger une vie que si peu de bonnes influences tendent désormais à prolonger? Les restes de la tribu d'Akaroa ont, en toute propriété, 400 acres de terres

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autour de leur village. Ce serait bien suffisant pour faire vivre un nombre d'Européens égal au leur; mais à la condition de travailler et surtout de savoir travailler. Pour eux qui ne savent et ne veulent pas s'occuper, ils se contentent de cultiver une partie de leur terre, d'aller à la pêche dans la baie, de rôder près des étrangers pour en obtenir quelque chose, et en définitive de mourir de faim. Il en est de même de toutes les tribus de Tawai-poumanou et de Steward, de sorte que pour ceux-là on n'aura pas besoin de les tuer, ils mourront d'une mort lente, mais naturelle. Depuis que la découverte des mines d'or d'Otago a attiré une nombreuse population blanche dans l'île du Milieu, ils sont dans une proportion si minime qu'on les abandonne sans plus s'en préoccuper que s'ils n'appartenaient pas à l'espèce humaine.

M. G....., avec qui j'étais quand je vis la famille qui m'a inspiré les réflexions précédentes, me faisait à l'égard des Maourys un aveu qui me surprit fort dans la bouche d'un Anglais, bien qu'a mes yeux il fût l'expression de la plus entière vérité. "Vous autres Français, me disait-il, vous êtes des philanthropes et vous avez l'air de tenter chez les Océaniens une régénération que vous savez vous-mêmes impossible. Pour nous, nous sommes plus positifs, nous voyons les choses à deux points de vue qui tendent au même but pratique, et nous agissons en conséquence. Tout se résume pour nous dans ces deux propositions: Est-il plus avantageux pour l'humanité que toute la surface de la terre soit habitée par une race supérieure que par une race dégradée? Sommes-nous supérieurs, nous Anglo-Saxons embellis encore pas notre passage en Australie, aux Maourys fainéants, cannibales et presque stériles? La réponse affirmative à ces deux questions

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commande notre conduite. Dans un mémoire que j'ai publié à l'occasion de ma candidature à la représentation d'Akaroa dans l'assemble législative de la colonie, j'ai soutenu la thèse suivante avec un grand succès: Dieu a donné à la race anglo-saxonne, entre autres qualités, celle de la fécondité. Or, la surface de notre patrie étant très-limitée, Dieu nous a donné implicitement le droit de nous établir partout où nous trouvons des places vacantes ou mal occupées; ceci est incontestable. Quant aux Maourys, quoiqu'on fasse pour eux ou contre eux, leur nombre diminue tous les jours. Ils ont laissé tarir la source de la fécondité que Dieu leur avait accordée comme à nous. Désormais, la fatalité pèse sur eux. Ils doivent mourir; encore un peu de temps et leur race aura disparu. La terre qu'ils occupent sans la féconder, qu'ils parcourent sans lui demander aucun de ses trésors, étant foulée, remuée, retournée par une race jeune et féconde, étalera des richesses inépuisables et contribuera pour sa part au grand concert du progrès que les Européens implantent maintenant dans tout le globe." J'aurais pu répondre à M. G....., que si la force d'expansion de l'Angleterre avait pu jusqu'à présent se produire sans nuire à la population de la mère patrie, il y avait peut-être à craindre pour l'avenir; que déjà l'Irlande était par endroits un peu abandonnée; qu'une ruche ne peut pas trop essaimer impunément; que bien des peuples s'étaient tués eux-mêmes en exagérant l'émigration; que nous devions tous nous souvenir de l'Espagne, dont la décadence aurait pu être pressentie au moment de sa plus grande splendeur quand elle chassait les Maures, persécutait les Juifs et envoyait de nombreuses expéditions en Amérique. J'aurais pu lui dire que les Maourys appartenaient à la plus belle race océanienne

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dont ils étaient la variété la plus vigoureuse; que si une nation européenne charitable leur avait seulement conseillé d'améliorer la condition de la femme, ils pouvaient redevenir féconds et nombreux; que leur intelligence leur donnait le droit de conserver leur place au soleil en apprenant à l'occuper; que dans bien des contrées qui ont subi des invasions, la force vive actuelle de la population provient des croisements des envahisseurs avec les races aborigènes. J'aurais pu lui dire enfin que les Anglais affichant une grande dévotion, devraient se souvenir que l'Évangile prêche l'égalité de tous les hommes; que les promoteurs de l'émancipation des nègres devraient, pour être conséquents, respecter les Australiens, les Zélandais, les Tasmaniens, au moins à l'égal des habitants du Congo; que ce n'est pas une raison suffisante pour détruire une nation que d'alléguer qu'elle est jaune, qu'elle cultive mal ses terres et qu'elle fait peu d'enfants. J'aurais pu dire une foule de belles choses, et j'aurais eu certainement raison, sinon dans la forme, du moins dans le fond. Mais il aurait fallu discuter, et la discussion n'est pas mon fort. Je me contentai de lui répondre: "Ce que vous dites est peut-être vrai; en tout cas, c'est l'opinion de tous vos compatriotes, bien qu'ils n'aient pas tous la franchise de l'avouer. Pour ce qui est de la fatalité qui pèse sur les indigènes, elle est représentée par un homme grand, mince, roide, aux cheveux blonds, aux favoris rouges, aux dents longues, au menton pointu, à l'oeil bleu et au regard impitoyable." M. G..... sourit et ne me répondit que les mots suivants avec une petite moue ironique: "Philanthrope de Français!" L'immigration blanche a marché à pas de géant dans la Nouvelle-Zélande. Ce qu'on m'a raconté de l'île du Nord me fait croire qu'elle est encore plus

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peuplée que celle du milieu où je suis allé. Voici comment on a favorisé jusque dans ces derniers temps l'établissement des émigrants; la mesure est facile et immédiatement profitable à la colonie et aux colons.

Si un individu quelconque, Anglais ou étranger, nouvel arrivant on non, possède une somme suffisante pour acheter quelques vaches, il va dans l'intérieur à la recherche d'un run ou emplacement pour y créer une station. Il faut aller loin maintenant, parce que tous les bons endroits sont pris depuis longtemps. Enfin il en trouve un où il pourra élever des bestiaux, mettre des terres en culture et créer une ferme. Il le marque et va faire sa demande de concession à l'autorité. Cette concession n'est jamais refusée, si elle n'empiète pas sur celles des voisins. Elle est limitée et arpentée par un agent du gouvernement, et le colon entre immédiatement en possession, moyennant un impôt annuel très-modéré, mais qui doit être payé d'avance, sous peine d'expropriation immédiate. Ces concessions ne sont que temporaires, ou plutôt c'est un fermage avec bail pour tant d'années. Dans l'île du milieu, elles doivent durer jusqu'en 1872. Ce système n'a que des avantages, parmi lesquels je ferai surtout remarquer les suivants: 1° le gouvernement n'aliène pas les terres pour toujours et peut profiter plus tard de leur plus-value; 2° il retire immédiatement un petit revenu; 3° il ne fait de concessions qu'aux gens qui sont sur les lieux, qui doivent immédiatement faire fructifier leurs terres sous peine de se ruiner, et enfin qui présentent, en outre de l'impôt qu'ils doivent payer d'avance, la garantie du capital représenté par le bétail. Quelle différence entre ces concessions limitées pour chacun par ses besoins, la mesure de ses forces et la rondeur de sa bourse, et ces concessions ridicules

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faites dans les ministères des métropoles, à des gens qui n'ont ni la connaissance du pays ni de l'argent pour rien créer, ni de courage pour rien faire, et qui fondent leur espoir de fortune sur la réussite de sociétés aux gros capitaux qui ne réussissent jamais. Quant à établir des colons pauvres en leur fournissant une maison, une ou deux vaches, des outils, de la nourriture pour un an, etc., on considère ce procédé comme une utopie qui pourrait avoir des chances de succès dans un roman, mais dont la réalisation est impossible dans la vie positive. Celui à qui l'on ferait de pareilles avances, les mangerait et se trouverait au bout du compte un peu moins riche qu'au premier jour. La terre ne peut donc être donnée à ferme ou vendue qu'à celui qui a de l'argent. Ceci est un point capital que les Anglais n'oublient jamais. Est-ce à dire pour cela que l'homme qui n'a pas de capital, mais qui se sent de la force, du courage et de la volonté, ne pourra pas venir dans la colonie? Pas du tout. C'est au contraire le cas où se trouve le plus grand nombre des émigrants. Mais celui qui arrive sans argent se place chez celui qui possède et travaille pour le compte d'autrui; ouvrier, laboureur, berger, il se loue à tant par mois ou par semaine, et les gages étant élevés, il gagne vite de l'argent. Cependant il faut le reconnaître, le courant d'émigration ne doit pas être supérieur aux besoins qu'on a de bras dans les fermes et les établissements industriels, et quelquefois quand les arrivages sont trop nombreux, il y a trop plein et malaise.

Je reviens aux concessionnaires. Pendant toute la durée de leur bail, ils peuvent acheter de gré à gré, à l'exclusion de tous autres, tout ou partie de leur concession. C'est en général dans l'achat des meilleures de leurs terres qu'ils placent leurs économies. En 1872

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toutes les concessions cesseront, et les terres seront vendues par adjudication. Le colon fermier aura encore la préférence à prix égal sur tout concurrent étranger. Et d'ailleurs que lui importera qu'alors une partie de sa concession soit vendue? N'aura-t-il pas fait son choix pendant sa jouissance? N'aura-t-il pas acheté ses meilleures terres, celles qui seront le plus à sa convenance? Le reste, il le laissera échapper sans regret. Ce système est bien simple et réussit à merveille. Grâce à lui, la Nouvelle-Zélande se couvre de nombreuses familles blanches qui s'enrichissent promptement. Je ne crois pas qu'on puisse faire mieux, je doute même qu'on fasse aussi bien ailleurs.

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TAITI.

I

Arrivée à Taïti.

Le capitaine mort, comment reprendre la mer? Qui conduira le navire? Le second n'entendait rien à la science navale, il ne savait que le métier de matelot; les deux autres officiers étaient plus ignorants encore: tout le monde se tourna donc vers moi. On suppose volontiers un médecin bon à tout. C'est si facile, bourdonnait-on à mes oreilles. Il suffit d'observer le soleil, de calculer un peu, de pointer la carte et de donner la route. A entendre les ignorants il n'y a de difficultés nulle part. Tout ce qu'ils voient faire à d'autres, ils le feraient en se jouant, n'était qu'ils ont oublié de l'apprendre. Pour ceux au contraire qui doivent à une longue pratique de faire journellement un calcul de longitude, c'est toute autre affaire. Leur savoir est le nec plus ultra des connaissances humaines. L'homme étranger aux pratiques de la marine, qui veut appren-

[Chapter VIII on Tahiti and most of Chapter IX on Hawaii, not included here.]


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