1866 - Thiercelin, Louis. Journal d'un Baleinier - CHAPTER IX, III, LE RETOUR. [Part] p 346-374

       
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  1866 - Thiercelin, Louis. Journal d'un Baleinier - CHAPTER IX, III, LE RETOUR. [Part] p 346-374
 
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CHAPTER IX, III, LE RETOUR. [Part]

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LE RETOUR.

III

Dernières réflexions: Conclusion.

Nous avons fait dans le cours de ce voyage connaissance avec des hommes de races assez éloignées les unes des autres. De Fernando-Poo où nous avions trouvé des nègres amenés sans doute par l'isolement à une dégénérescence qui les différencie complètement des nègres de la côte voisine, nous sommes allés en Tasmanie où nous n'avons plus rencontré que le souvenir d'une variété de la race mélanésienne. Les Anglais, en prenant la terre des Tasmaniens, ont eu vite raison de peuplades misérables vivant sans habitations, sans vêtements et sans travail. Plus tard, nous étions à la Nouvelle-Calédonie, où une autre variété de la race mélanésienne se trouve aujourd'hui en présence des Français. Aura-t-on à constater ici la disparition de la race inférieure en présence des blancs? L'avenir le dira. Malgré les efforts de la philanthropie française, nous pouvons présumer d'avance que les exigences de la civilisation seront funestes à des hommes si peu faits pour jouir de ses bienfaits. Le Calédonien est pourtant supérieur à ce qu'était le Tasmanien, et je suis persuadé que la France, en prenant possession du pays, a pris l'engagement moral de relever les indigènes, de les instruire, de leur enseigner les devoirs et leur montrer les avantages de la vie civilisée. Nous allons voir une nouvelle expérience de la coexistence de deux races très-éloignées l'une de l'autre, vivant côte à côte,

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et cela dans les conditions que notre gouvernement rendra les meilleures possibles. Jusqu'à présent ce fait, lorsqu'il s'est présenté, a toujours amené un des résultats suivants: mélange des races et production d'une race métisse participant des deux origines, ou absorption d'une race dans l'autre et retour à un des types primitifs, ou suppression pure et simple de la race inférieure.

Dans le cas présent, les deux races sont bien éloignées pour que les unions sexuelles puissent se faire. Je sais bien qu'il existe déjà quelques enfants de blancs et de Calédoniennes bien supérieurs à leurs mères, mais ce ne sont là que des faits particuliers. L'amélioration de la race par métissage se ferait donc si longtemps attendre qu'on ne peut vraiment pas y compter. Il arrivera donc probablement que les deux races vivront sans se mêler. Eh bien! malgré le bon vouloir des blancs en faveur des indigènes, malgré l'horreur que nous inspirerait la méthode d'extermination qui a si bien réussi ailleurs, il n'en résultera pas moins fatalement des souffrances dépendant du voisinage. A mesure que le courant de l'émigration s'établira, à mesure que le nombre des blancs augmentera, les noirs seront refoulés et gênés dans leurs mouvements. Leur enlever des terres bien qu'elles soient incultes, leur imposer des vêtements comme mesure d'hygiène, les obliger à travailler dans leur propre intérêt, c'est les contraindre à une vie nouvelle qui les froisse, les fatigue et souvent les fait mourir. L'Européen fera de vains efforts pour respecter l'indigène; il n'en sera pas moins pour celui-ci un étranger, un envahisseur, un maître, et le maître, c'est le plus grand ennemi. Si, par impossible, nous arrivions vite à instruire les Calédoniens, à les transformer en un

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corps de nation bien homogène, soyons persuadés que le premier usage qu'ils feraient de la puissance qu'ils nous devraient, serait de nous chasser de chez eux, et même de nous exterminer s'ils n'avaient pas d'autres moyens de se débarrasser de nous. Il y a ici avant tout incompatibilité, mépris d'un côté, envie de l'autre, et, par suite, impossibilité de mélange et d'assimilation. Que faire pour sortir des impasses dont on est partout entouré?

La question doit être envisagée sous le double point de vue des intérêts des noirs et de ceux des blancs. Supposons d'abord que nous n'ayions à nous occuper que des Calédoniens, et voyons ce qu'ils ont été jusqu'à présent et ce qui a été fait pour améliorer leur sort. Ils vivaient depuis une époque indéterminée en suivant leurs coutumes héréditaires; ils obéissaient à leurs inspirations et à leurs caprices; ils se battaient, se tuaient, se mangeaient sans qu'à leurs yeux, personne eut le droit de venir s'interposer dans leurs affaires. Leurs moeurs de cannibales étaient traditionnelles: on s'était toujours battu dans leur pays pour faire des esclaves et pour manger les morts; leurs dieux leur prescrivaient même ces pratiques, qu'on trouve, du reste, à peu près chez tous les peuples enfants. Contents de leur état, ils se croyaient parfaitement le droit de combattre ceux qui viendraient leur imposer des réformes pouvant diminuer leurs jouissances.

Les tentatives faites pour leur amélioration peuvent être divisées en deux classes, des actes de charité et des actes de philanthropie.

Des missionnaires, au risque d'être mangés, les évangélisèrent, leur enseignèrent les lois de la morale, les éléments des arts utiles. Ces messagers de paix établis au milieu des tribus anthropophages, y couru-

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rent de grands dangers; quelques-uns même furent victimes de leur zèle apostolique. D'autres plus heureux se sont bien installés dans le pays, ont pu cultiver la terre, élever des bestiaux, semer quelques germes d'instruction parmi les sauvages, et se faire en somme une vie très-suffisante, bien que toujours accidentée. Quant aux résultats obtenus, on ne peut pas dire qu'ils aient répondu à ce qu'on avait fait d'efforts et de sacrifices. Peut-être aurait-on obtenu plus tard des améliorations véritables; mais cela n'aurait pu venir que dans un avenir bien éloigné.

Un moyen, selon moi, plus efficace que la seule prédication, consistait à pousser au milieu de ces population, afin de partager les hasards de leur existence, des individus isolés appartenant à la race blanche, il est vrai, mais ne devant conserver avec elle aucuns points d'attache officiels; ils auraient été presque toujours reçus comme des êtres supérieurs, comme des législateurs, des prêtres, des dieux même, ainsi que le prouve l'histoire mythologique de tous les groupes océaniens. Le pays sur lequel le caprice aurait poussé ces exilés serait devenu pour eux une patrie nouvelle; ils lui auraient donné, en retour de son hospitalité, leurs connaissances en industrie, en agriculture, en morale; et leur sang, en se mêlant au sang indigène, en eût favorisé la régénération; c'eût été de la philanthropie, mode d'amélioration complètement différent de la charité. Dans un cas, en effet, un supérieur donne à un inférieur sans que les différences de niveau tendent à disparaître; dans l'autre, au contraire, se réalise la vraie fraternité humaine. Un homme supérieur s'unit par les liens du sang à d'autres placés loin de lui dans l'échelle sociale. Pour les élever, il s'abaisse; il vit de leur vie, et en leur communiquant ses

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connaissances, il favorise les efforts individuels, l'initiative propre à chacun de ceux dont il a pris charge. Il y avait par endroits quelques-uns de ces représentants isolés de la société européenne. Nous nous souvenons encore de l'Anglais d'Iande, entre autres. Cette infusion lente et presque insensible de sang étranger et d'habitudes nouvelles relève une race sans lui imposer aucune pression, aucune souffrance. L'exemple des Sandwich, où il a été pratiqué en grand, prouve assez qu'il est bon; seulement ce moyen n'agissant que lentement partout, eût demandé en Calédonie plus de temps qu'en beaucoup d'autres pays. La nation n'y était pas encore née, la population se composait de petites tribus hostiles les unes aux autres, et ne pouvait espérer que des avantages bien fugitifs des adoptions qu'elle ne faisait que par hasard et de loin en loin.

En dehors donc de l'action officielle des nations européennes, les Calédoniens avaient peu à attendre pour leur transformation et de la charité des missionnaires, et de la coopération de leurs concitoyens adoptifs. Mais, quoi qu'il dût arriver de ce double mouvement civilisateur dû aux uns et aux autres, la France, en prenant possession du pays, est venue l'arrêter ou du moins en modifier considérablement l'action. Grande puissance continentale, elle avait sans doute besoin d'espace, de terres, de bois, de ports; il lui fallait un pays où elle pût créer une colonie puissante et un bon établissement pénitentiaire. La Calédonie sembla lui présenter les avantages qu'elle cherchait: elle la prit, et fit bien. A son défaut, une autre nation n'eût pas manqué de le faire. Si la création d'une colonie dans ce pays éloigné doit être avantageuse, ce que je crois fermement, autant vaut-il que le profit soit pour nous que pour d'autres. Seulement, il faut bien établir ce point fondamen-

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tal: la France a pris possession de la Calédonie dans son propre intérêt et nullement dans l'intérêt des indigènes, pour avoir un lieu sûr et éloigné où elle pût déposer ses immondices sociales, pour avoir un établissement qui pût un jour lutter avec ceux de nos heureux voisins. Sous ce point de vue, cette création est digne d'éloges; mais si le Calédonien est et doit rester en dehors de toutes les prévisions de l'avenir, qu'en fera-t-on? Rien, rien, rien. Le seul bien qu'on puisse lui faire, si notre établissement marche d'un mouvement analogue à ce qu'on voit dans les colonies anglaises, sera de ne pas lui faire de mal, de ne pas le repousser trop brusquement. Si on veut déboiser raisonnablement, faire des routes partout, vendre des terrains à des prix convenables aux résidents avec obligation de résidence, la colonie prospérera, et les indigènes deviendront.... hélas! il faut le reconnaître, ils deviendront ce qu'ils pourront, c'est-à-dire peu de chose d'abord, et ensuite rien du tout. Le voisinage du blanc produira sur eux son effet habituel, et en amènera forcément la diminution d'abord, et ensuite la disparition. Ici certainement les blancs n'iront pas à la chasse des noirs comme on l'a fait ailleurs; on ne les tuera pas à coups de fusils pour un simple vol de moutons; on ne leur prendra pas les terres qu'ils auront ensemencées, mais enfin ils devront subir les exigences qu'un voisinage de plus en plus immédiat leur imposera. Ils devront respecter les propriétés des nouveaux venus; les terres incultes leur seront enlevées et ils ne pourront plus dans la suite y vaguer comme des fauves. Pressés, resserrés par de nouvelles gens et de nouvelles habitudes, il leur faudra renoncer à la vie errante et sauvage qui leur plaît tant jusqu'à présent; ils devront se civiliser ou mourir à la peine; ce sera pour eux une position forcée.

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Or, tout fait présumer qu'ils ne pourront pas supporter un changement aussi radical, et que c'est la mort qui les attend, ou du moins qui attend le plus grand nombre.

La race jaune polynésienne, bien supérieure à la précédente, a aussi plus de droits à un traitement fraternel de la part des blancs. Nous l'avons vue dans trois groupes éloignés les uns des autres. Dans chacun de ces groupes, elle a revêtu des caractères différents, et dans chacun elle a eu une fortune différente aussi.

A la Nouvelle-Zélande, malgré leur nombre, malgré leur beauté physique, leur énergie, leur courage, les Maourys sont destinés à mourir prochainement devant la logique inflexible des Anglais. La plus grande cause de leur faiblesse est l'absence d'esprit de nationalité. Sur les îles les plus fertiles du monde, dans le climat le plus salubre, par la température la plus convenable, sur un sol capable de nourrir une nation puissante et compacte, il ne s'est trouvé que des peuplades rivales, dans un état continuel de guerre entre elles. Si les Maourys avaient eu la bonne fortune de subir une conquête indigène comme les Hawaïens, si un Tamea zélandais avait anéanti la puissance de tous ses rivaux, la nation se serait constituée et eût pu former un peuple respectable que les blancs auraient été forcés de respecter. Les Anglais, au lieu de fomenter les guerres intestines, comme ils n'ont pas manqué de le faire, auraient-ils pu favoriser la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul indigène? Sans doute la chose eût été possible; mais devaient-ils le faire? Étaient-ils moralement obligés de le faire? C'est là une tout autre question, et ils répondraient tous par la négative.

La race anglo-saxonne a besoin d'espace pour ré-

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pondre aux exigences de son expansion. Elle fait valoir, pour prendre les terres mal occupées, les nécessités résultant de sa fécondité, et elle s'appuie, dans toutes ses prises de possession en Océanie, sur cette proposition qui, si elle n'est pas rigoureusement juste, est au moins très-spécieuse. "Il vaut mieux, pour l'harmonie du monde, que la Nouvelle-Zélande soit peuplée par la plus belle race blanche que par la plus belle race de couleur." De là découle la nécessité de supprimer tous les obstacles à son établissement et à sa multiplication. La cause des Maourys a été perdue le jour où ils ont laissé entrer chez eux des amis armés et assez nombreux pour devenir dangereux. Alors se sont trouvés en regard, d'un côté la discipline, de l'autre le nombre. Le résultat ne pouvait être douteux, et il se dessine de plus en plus tous les jours. Je l'ai déjà dit, la guerre est une lutte à mort. Les Anglais pourront éprouver de grandes pertes tant qu'il restera un seul Zélandais; mais un jour, ils tueront le dernier, et alors la Nouvelle-Zélande sera la plus belle colonie du monde, en attendant qu'elle en devienne une des plus belles nations.

Plus avancés que les Maourys, les Taïtiens et les Hawaïens devaient avoir une destinée différente, et en effet leur histoire est loin de présenter les tristes phases qui se déroulent à la Nouvelle-Zélande.

Dans les deux groupes des tropiques se rencontrent deux faits analogues qui auraient dû amener des conséquences complètement semblables, et nous devrions avoir à compter aujourd'hui deux monarchies constitutionnelles nouvelles, établies chez des hommes de race jaune, par un effort spontané de ceux-ci, et où l'élément blanc ne serait venu que comme adjuvant, aide et conseil

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Si l'absolutisme est bon pour un peuple, c'est surtout lorsqu'il sort de l'enfance et qu'il a besoin de se constituer. Tous les éléments homogènes disséminés çà et là doivent être rassemblés par une main puissante, être agrégés, fondus et coordonnés convenablement pour former un corps d'une certaine vitalité. A Taïti, Pômare Ier, grand guerrier, fraye le chemin à son fils, et celui-ci réalise, par son savoir-faire, la concentration de pouvoir qui le rend maître des Iles de la Société. Si cette conquête n'est faite que sous des inspirations étrangères, Pômare II n'en est pas moins le maître et le seul maître du groupe. Si, à l'âge où il aurait du avoir toute son énergie, il avait employé son temps à créer une armée et une marine comme faisait Tamea-mea, au lieu de s'abrutir dans ses travaux littéraires qu'il faisait mal et dans des excès de boisson qui hâtèrent sa mort, il aurait laissé en mourant une monarchie constituée et en bonne voie de progrès. Taïti était dans des conditions aussi favorables à l'établissement d'un royaume fort que Havaï. La famille royale jouissait d'une grande illustration; le peuple avait de la vénération pour les dépositaires de l'autorité, et enfin le pouvoir était aux mains d'un homme jeune encore. Seulement il faut reconnaître que la position n'était pas identiquement semblable à celle où se trouvait Tamea-mea. Aux Sandwich la révolution avait été faite par un homme de génie qui avait suffi seul aux difficultés de sa position. A Taïti, elle était surtout l'oeuvre des missionnaires étrangers; elle, avait amené de grandes rivalités dans les rangs de l'aristocratie. La victoire était venue au roi par accident; le pouvoir lui restait par surprise, par astuce. Ce n'était pas là une puissance bien assise, une puissance fondée sur l'amour de ses partisans, sur l'éclat de grandes actions. Le roi

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était accepté par les uns comme pis aller, par d'autres comme prince légitime, par d'autres enfin comme partisan de la religion nouvelle. N'ayant rien d'un héros, il ne sut inspirer autour de lui aucun enthousiasme, et ceux mêmes qui l'avaient porté au trône ne l'y conservaient que pour ne pas tomber dans de pires mains. Un dernier malheur frappa cette nation naissante, ce fut la mort de Pômare dans un moment où personne ne pouvait le remplacer. Tout était encore neuf dans ce nouvel édifice, et les rouages étaient loin d'être assez bien ajustés pour marcher seuls. Aussi qu'arriva-t-il? Son successeur, enfant de quatre ans, est soumis à une tutelle sacerdotale. Cet enfant, en butte à la tyrannie des prêtres, la plus sourdement opiniâtre des tyrannies, meurt lui-même pendant qu'on le façonnait au rôle de roi fainéant. Par une nouvelle fatalité, la légitimité et le jeu des intérêts contraires mettent sur le trône une jeune fille qui ne pouvait aspirer qu'à l'empire des grâces. Une usurpation par un homme supérieur eût sans doute sauvé le pays, mais l'usurpateur manqua. Certes si, au lieu d'être une femme faible et adonnée au plaisir, le chef de l'État eût été un homme courageux et persévérant, il eût suivi les errements de Pômare II, il eût profité des bienfaits du clergé sans subir son joug; le gouvernement représentatif aurait pris racine et se serait régularisé; toutes les Iles de la Société seraient restées sous un seul et même sceptre et eussent constitué une monarchie semblable à celle des Sandwich; la religion chrétienne se serait répandue spontanément, sans pression, sans préférence en faveur d'une communion au préjudice des autres; les nations européennes, par crainte les unes des autres, eussent respecté une indépendance qui eût tiré sa force de cette rivalité même; enfin, le chef de l'État ne fût jamais ar-

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rivé à la plus dure des extrémités, celle d'appeler des étrangers pour gouverner à sa place et lui conserver l'ombre de son autorité. Jamais protectorat ne fut plus paternel, plus bienveillant et surtout plus coûteux pour celui qui l'exerce que notre protectorat de Taïti; et cependant la reine a perdu son indépendance, et avec elle tout son prestige de reine océanienne. Sa faiblesse a amené tous les maux dont le pays a déjà souffert, sans compter ceux qui l'attendent. Le clergé anglican, furieux d'avoir travaillé plus d'un demi-siècle pour accaparer un pays qui lui échappe, au point de vue politique du moins, fait toujours à l'autorité française une opposition ouverte ou sourde qui nous gêne dans l'établissement de notre prépondérance. Les nations rivales, quand même elles n'auraient pas d'intérêt dans la question, n'en voient pas moins le protectorat avec jalousie. Enfin la France elle-même, liée par les conventions antérieures, ne peut rien faire qui lui soit véritablement profitable. Pour ce qui est de conquérir l'affection des indigènes, il n'y faut pas même songer. Jamais vaincu n'eut de reconnaissance envers son vainqueur, et ce n'est que justice. Les Taïtiens ont du reste une raison particulière de se plaindre de leur destinée. Quand ils se comparent aux Hawaïens, auxquels ils se croient supérieurs, combien ne doivent-ils pas être humiliés de subir une tutelle étrangère, tandis que leurs frères de l'autre tropique se gouvernent eux-mêmes et deviennent tous les jours plus respectés des nations européennes?

Nous arrivons enfin aux Sandwich, et c'est avec plaisir que l'esprit se porte sur un pays qui semble entre tous être béni par Dieu. Sa population, pour être de la même race que les Maourys et les Taïtiens, semble n'avoir que les qualités qu'on rencontre dans les deux

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autres groupes et leur avoir laissé les défauts. Moins féroces que les Zélandais, les Hawaïens n'en sont pas moins courageux, ainsi que le prouvent les guerres de Tamea-mea et de ses prédécesseurs. Doux et affables, ils n'ont ni la nonchalance des Taïtiens ni leur goût excessif pour les plaisirs de l'amour. Réunis en une seule nation par le grand homme de la fin du dix-huitième siècle, ils se sont civilisés spontanément sans pression étrangère, sans obligations imposées trop vite, sans les tiraillements qui arrêtent la marche des progrès. Profitant des leçons et surtout des exemples de quelques blancs que le hasard avait conduits chez eux, ils n'eurent jamais avec les étrangers, sinon avec les missionnaires, des frottements assez rudes et assez prolongés pour en éprouver de grandes souffrances. Si les ministres de l'Evangile leur imposèrent des pratiques au-dessus de leurs forces et des privations en désaccord avec leur vie antérieure, ils parvinrent en partie à s'affranchir d'un joug excessif, et tout porte à croire que ce rigorisme ridicule a fait son temps. Si les premières jouissances qu'ils durent au contact des Européens leur tournèrent un peu la tête; si, un moment, ils voilèrent leur raison sous la soie de l'Inde et la noyèrent dans les flots de l'alcool de l'Europe, ils arrivèrent bientôt à voir la pente fatale où ils s'engageaient et s'arrêtèrent à temps. Aujourd'hui, ce pays est déjà digne de marcher à côté des vieilles sociétés, dont il n'a pas encore toutes les qualités, mais dont il est loin aussi d'avoir tous les vices.

Pour me résumer, je terminerai ce que j'avais à dire des populations de race jaune par la proposition suivante:

La race jaune, dite polynésienne, est douée d'une grande perfectibilité; ses aptitudes se développent vite;

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son éducation est rapide et elle peut arriver spontanément à un assez grand degré de civilisation en empruntant seulement des exemples et des modèles aux blancs. A part les trois groupes où nous avons été en rapport avec cette race et où elle a eu des destinées si différentes par suite de la différence de ses relations avec la race blanche, elle existe encore sur d'autres groupes dans l'Océanie, et partout où elle se trouve, la civilisation naîtra dans un délai déterminé si les Européens ne viennent pas entraver son évolution. Espérons qu'un sentiment de véritable fraternité guidera les blancs dans leurs relations avec ces jeunes populations. Espérons qu'on se contentera de leur donner des conseils et des exemples dont les Polynésiens savent si bien profiter.

Reprenant maintenant la colonisation au point de vue purement européen, nous aurons de nouveaux intérêts à prendre en considération. Afin d'envisager mon sujet sous toutes ses faces, je me poserai d'abord les questions suivantes:

1° Qu'est-ce qu'une colonie?

2° Toute nation doit-elle chercher à fonder des colonies? et à quelle époque de sa vie?

3° Quels sont les avantages de la colonisation pour les colons, pour les indigènes, pour la mère patrie?

4° Comment doit-on faire pour qu'un courant d'émigration s'établisse et persiste?

Si on peut souvent se plaindre de l'injustice des guerres actuelles, si on peut contester leurs rares avantages et gémir sur leurs fréquents désastres, c'était, paraît-il, bien pis encore dans les temps anciens. Après des guerres où deux nations avaient joué leur existence, les vaincus, quand ils n'étaient pas réduits en esclavage, fuyaient, emportant leurs vieillards, leurs enfants

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et leurs dieux, comme le pieux Enée, et s'en allaient sur une côte déserte fonder une nation nouvelle. Mais si désert que soit un pays, on y trouve toujours des autochthones, et les îlots de population errante s'abattaient sur des contrées dont ils tuaient les habitants ou qu'ils réduisaient en esclavage. C'est ainsi que sont nées presque toutes les nations de l'Europe. C'est ainsi que se sont répandus dans tous les recoins de l'ancien monde les arts, les sciences, les habitudes.

Les invasions des Barbares sous l'empire romain peuvent-elles être considérées comme des exemples de colonisation? Ce sont plutôt des migrations de peuples nomades qui, fixés dans les territoires envahis, mêlés et confondus avec les populations primitives, n'avaient plus aucune attache avec les pays d'où ils venaient. La marche de ces peuples était une inondation: leur établissement une superposition d'une population sur l'autre, et le résultat une fusion, un métissage.

L'Asie, berceau commun de tous les hommes, jetait alors ces bandes armées sur l'Europe et les éparpillait partout. Aujourd'hui l'émigration n'est plus que la sortie du trop-plein de la population d'un pays pour peupler une terre nouvelle. Il y a, comme on voit, loin de cet écoulement lent, réglé sur la production humaine de la contrée qui émigre et sur les besoins de celle qui reçoit les émigrants, à un déplacement en masse, à la translation complète d'une nation.

Une colonie, c'est donc l'établissement en pays lointain d'une partie de population que la mère patrie envoie, soutient et aide jusqu'à son émancipation.

On ne peut pas dire a priori que toutes les nations doivent coloniser, parce que toutes, à un moment donné, ne renferment pas en elles tous les éléments de la colonisation; mais on peut dire que toutes doivent

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désirer arriver à la période d'évolution qui rend l'émigration nécessaire et la colonisation féconde, parce que c'est une période de force et d'exubérance.

Une des premières conditions de la force d'un peuple, c'est son agglomération sur un espace relativement restreint. Si l'Inde et la Chine ont des populations agglomérées nombreuses sans être fortes, leur faiblesse s'explique par des raisons complètement indépendantes du nombre. Tant que le sol, répondant au travail de ses habitants, donne des fruits en rapport avec leur augmentation, il n'y a pas nécessité de lui enlever les bras qui le cultivent; mais la production a des bornes, et si les hommes continuent à se multiplier sur un espace limité, la disette se ferait sentir au milieu de l'abondance. D'un autre côté, une nation doit toujours s'accroître sous peine de tomber en décadence. Lors donc que les moyens de production, si perfectionnés qu'ils soient, atteignent leur apogée, l'émigration devient nécessaire, indispensable même. Ce n'est pas qu'on ne puisse coloniser avant cette époque sans véritable danger; cependant on ne doit le faire alors qu'avec discrétion. Bien plus, la colonisation doit toujours être en rapport avec l'augmentation de la population, et se tenir dans des limites telles, que la mère patrie ne s'en trouve pas affaiblie. Comme exemple d'une émigration exagérée, est-il besoin de rappeler l'Espagne, que l'Amérique a épuisée de manière à la rendre inférieure aux autres peuples européens, à la tête desquels elle marcha pendant quelque temps.

La France est-elle aujourd'hui dans de bonnes conditions pour coloniser? Oui, si toutefois elle peut perdre un certain chiffre de ses habitants sans qu'il se fasse de vide chez elle, sans même qu'il y ait de véritable temps d'arrêt dans l'accroissement de sa

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population. Nous n'en sommes pas encore à ne savoir où nous placer. Chez nous, bien des terres ont besoin de bras, et de grandes surfaces attendent les premiers efforts de l'homme, aidé des puissants moyens d'action que l'industrie actuelle met à notre disposition. Si donc nous pouvons coloniser, nous n'y sommes pas forcés par une agglomération exagérée sur notre sol, et la colonisation ne peut nous être avantageuse qu'à la condition d'être accompagnée et poussée même par un accroissement considérable de population. D'un autre côté, pour augmenter notre prépondérance dans le monde, donner à notre marine marchande l'extension qui lui manque et que nous devons atteindre, conserver notre position relative parmi les nations civilisées, et nous faire accepter par les étrangers comme un des premiers peuples du monde, nous devons désirer la prospérité de nos colonies et chercher à créer de nouveaux établissements. Nous devons donc faire des voeux pour que l'accroissement de la population continue sa marche ascendante. Sommes-nous aujourd'hui à une époque de fécondité heureuse, ou plutôt ne suivons-nous pas une pente fatale qui pourrait, en s'aggravant, nous obliger à renoncer à tout espoir d'établissement d'outre-mer?

Il faut bien le savoir et bien le redire: ce qui contribue le plus à rendre les Anglais bon colonisateurs, c'est leur fécondité. Les nombreuses familles étendent les liens de la solidarité, déterminent naturellement des relations commerciales dans tous les points du globe et donnent des forces collectives contre lesquelles la force individuelle ne peut lutter. Une nombreuse famille est un don de la Providence. Les Anglais l'acceptent avec bonheur, et ils répandent leurs enfants par tout le monde dans l'intérêt de tous et de chacun.

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Naguère encore la population de la France, malgré les fléaux venus du ciel, pestes, inondations, famines; malgré les fléaux venant des hommes, guerres, accidents de toute sorte, s'accroissait dans une grande proportion. En est-il de même aujourd'hui? Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir le contraire. La fécondité n'est plus qu'une faculté triviale, qu'on laisse au peuple comme on lui laisse le besoin d'une religion. Le peuple seul, dit-on, peut avoir beaucoup d'enfants. N'ayant rien à leur donner que la vie, il ne partage pas son bien en mourant. Mais comment les riches se résigneraient-ils à pressentir la pauvreté pour leurs fils, dans un moment surtout où les besoins de la vie augmentent et où leur satisfaction devient de plus en plus coûteuse, comme si les fils des riches étaient destinés ou plutôt condamnés à ne se servir ni des membres ni de l'intelligence qu'ils ont apportés en naissant? Il me semble pourtant que la richesse oblige et que ses obligations doivent être de contribuer à la force et à la prospérité du pays. Or, pour que la patrie soit forte et prospère, que lui faut-il? Beaucoup de citoyens bien constitués et bien portants. Je serais pourtant tenté de pardonner à certaines gens ce raisonnement homicide, persuadé que beaucoup se vantent d'une stérilité volontaire pour masquer une véritable impuissance due à des excès antérieurs. Mais les exemples venus d'en haut se répandent vite. S'il n'y a plus en France de vrais grands seigneurs, il n'y a plus guère non plus de pauvres, de simples prolétaires. Tout le monde est riche à un degré quelconque, et tout le monde fait le raisonnement dont j'ai parlé. Le propriétaire d'une chaumière et d'un arpent de terre n'a qu'un enfant, afin de ne partager ni sa terre ni sa chaumière. Eh bien! je le dis avec une triste conviction, cet état de

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notre société est un signe très-grave du temps actuel. A cette stérilité provoquée pourra succéder une stérilité véritable, et alors, adieu notre puissance, adieu notre influence au dehors, notre richesse au dedans. Quand une population cesse de s'accroître, elle touche au moment où elle va diminuer, et elle ne peut se régénérer que par une infusion de sang étranger.

Tout est soumis à la mode en France. Aujourd'hui, nous en suivons une pernicieuse, celle de nous marier tard, celle d'exalter même le célibat comme un état supérieur en jouissances actuelles pour les uns, en espérances de jouissances éternelles pour les autres. Chassons ces pensées d'anéantissement, revenons à une morale plus saine, plus vraie, plus naturelle; souvenons-nous que si la population est la force de la patrie, elle ne se recrute que dans la famille, et que les familles les plus nombreuses sont aussi les plus fortes. Ne tarissons pas à sa source le fleuve de la vie, ayons des enfants, ayons-en beaucoup, et Dieu nous aidera à les élever. Donnons, s'il le faut, plus de pouvoir au père de famille, non pas sur la personne de ses enfants, ceux-là doivent être libres arrivés à l'âge adulte, mais pour la disposition de son bien, et chacun, comptant moins sur les autres et plus sur soi-même, l'initiative individuelle augmentera, les mariages deviendront plus nombreux et plus prolifères, et la population, prenant un grand accroissement, la France pourra essaimer sans danger.

Je sais bien qu'il existe, dans notre société, de grandes raisons de dépopulation auxquelles ne peuvent rien les pères de famille; c'est à l'opinion publique, le grand maître de l'époque, à remédier à cet état fâcheux de nos institutions. Sans parler du célibat du clergé et surtout de ces phalanges nombreuses du

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clergé régulier, sans répéter les accusations souvent exagérées qu'on adresse à leur moralité, ne serait-ce pas éviter aux prêtres des privations souvent au-dessus des forces humaines et de grandes causes de chute, que de les inviter à prendre part aux charges et aux jouissances de la famille? Sans nous arrêter sur le célibat forcé de ces pauvres filles qui, ne trouvant ni maris ni travail productif, sont forcées, pour échapper à la misère ou à la honte, de se jeter dans les congrégations, où, malgré les services qu'elles rendent, elles consument leur vie dans des regrets inutiles ou des aspirations irréalisables; sans nous plaindre du préjudice que porte à l'accroissement et à l'amélioration de la population une armée permanente de six ou sept cent mille hommes, l'élite physique de la nation; sans rechercher s'il est bien convenable de voir tant de jeunes gens employés, par toute la France, à des travaux de femmes, je ne puis que déplorer ces vices de la société française actuelle, et déclarer hautement que si nous voulons nous lancer hardiment dans la colonisation, nous devons changer toutes ces habitudes désastreuses.

Si l'armée était moins nombreuse, si les militaires qui ont atteint trente ans pouvaient se marier, pense-t-on que notre armée serait moins courageuse? pense-t-on que nous serions moins forts, que nos soldats auraient moins l'amour de la patrie? Si nous avions un clergé marié, si nous fermions tous les couvents, pense-t-on que les moeurs générales auraient quelque chose à perdre? S'il est vrai que les membres du clergé soient des modèles de vertu, ce que je veux bien admettre, en les enlevant à la reproduction, ne se prive-t-on pas des germes les plus précieux? On cherche par d'heureux croisements, par d'intelligentes sé-

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lections à améliorer les diverses races d'animaux, et on paraît prendre à tâche d'enlever à la production humaine l'élite physique de la population par le célibat de l'armée, et l'élite morale par le célibat des prêtres. Mais ne craint-on pas la dégénérescence de l'espèce humaine? En vérité on dirait qu'on fait tout ce qu'on peut pour que la bonne et belle semence se perde au vent. Si les religieuses, que tout le monde s'accorde à appeler des anges de charité, devenaient des mères de famille, en seraient-elles plus mauvaises pour cela? ou plutôt, ne trouveraient-elles pas tout naturellement, dans les soins qu'elles donneraient à leurs propres enfants, l'occasion de répandre, à juste titre, les trésors de dévouement qu'elles prodiguent le plus souvent à des ingrats? Sorties presque toutes des classes laborieuses, elles quittent le monde parce que le monde ne leur présente pas assez de garanties de bonheur honnête, parce que la vie y est entourée de pièges et de pentes perfides. Offrons aux jeunes filles une vie modeste, mais suffisante, un bonheur décent uni à un travail modéré, et elles resteront dans la société, elles deviendront d'honnêtes mères de famille, au lieu d'aller s'étioler derrière les murs d'un cloître, où, à force de prier pour le prochain, elles ne trouvent plus rien à dire que quelques médisances. Si tous les jeunes gens qui s'efféminent derrière des comptoirs et sur des établis de couture, laissaient l'aiguille et le mètre au sexe faible, s'en allaient faire l'apprentissage de la vie dans des voyages de longs cours, portaient nos produits industriels aux étrangers et leur demandaient les leurs, n'apprendraient-ils pas le commerce aussi bien que confinés dans une atmosphère viciée par le gaz et l'encombrement? ne rempliraient-ils pas mieux le rôle que la Providence assigne à l'homme, celui d'agrandir cha-

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que jour son champ d'observations, de se répandre par toute la terre et d'y chercher partout le travail et le bonheur? Si j'avais besoin de faire vibrer de nouvelles aspirations aux coeurs des jeunes gens avides de l'inconnu, je joindrais une raison toute hygiénique à celles qui militent en faveur des voyages pendant les premières années de la vie adulte. La vie extérieure convient si bien à l'homme que, malgré les dangers auxquels ils sont exposés, les marins et les voyageurs ont une meilleure santé que les hommes condamnés à la vie sédentaire. Quelques maladies constitutionnelles assez graves pour amener une mort prématurée, sont amoindries, guéries même par les voyages sur mer. C'est donc par suite d'une peur ridicule, d'un calcul mal fait, d'un raisonnement vicieux que le jeune homme reste sous la jupe de sa mère, ou dans l'atmosphère viciée des villes, au lieu de s'exposer aux hasards et aux bonnes fortunes des mers et des voyages.

Si le célibat des hommes devenait une honte, croit-on que les femmes déploieraient tant de luxe pour trouver des maris, ou, ce qui est plus malheureux, pour rencontrer des amants? Notre société est malade, et les hommes qui accusent les femmes d'une grande partie des maux qui existent, sont aveugles. Ils ne veulent pas voir que nous seuls, nous sommes coupables. Nous représentons la force, la puissance, le vouloir sur la terre; et après avoir poussé le sexe faible dans une voie périlleuse, après avoir excité chez elle, l'amour du luxe, le désir exagéré de plaire, nous nous plaignons des fautes que nous lui avons fait commettre. Sachons-le bien, le grand vice anti-social de l'homme est l'inconstance, la femme n'a contre elle que sa faiblesse.

L'homme a aussi bien mangé la pomme que la

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femme, seulement il n'a fallu rien moins que le grand tentateur pour décider Eve à pécher, tandis que l'homme poursuit avec frénésie la recherche du fruit défendu. Sachons-le donc une bonne fois: la femme pèche presque toujours par faiblesse, tandis que l'homme.... mais je m'arrête, j'ai malheureusement trop raison. Les hommes sont les seuls coupables des vices sociaux. C'est à eux d'en guérir la société.

Je suppose un moment cette révolution sociale complètement effectuée. Je suppose que l'homme ne craint plus d'avoir une nombreuse famille, parce qu'il sait que l'éducation de ses enfants ne sera pas ruineuse; il sait qu'à défaut d'écus, il leur laissera l'exemple de son travail, des relations d'affaires avec des parents disséminés dans des contrées lointaines, enfin un chemin tout tracé devant eux. Alors la colonisation deviendra forcée. Ce sera une bienheureuse nécessité, et de son fait seul sortira pour nous une immense puissance, une grande prépondérance dans le monde et une augmentation de population qui se fera dans une progression inadmissible aujourd'hui. Je l'ai déjà dit, la mode mène la nation française; je désire ardemment qu'elle se porte vers la voie que j'indique; une fois l'impulsion donnée, le reste irait tout seul.

Les avantages de la colonisation doivent être étudiés selon qu'ils s'appliquent aux indigènes, aux colons et enfin à la mère patrie.

Je n'ose en vérité pas revenir sur le sort des indigènes et parler du bonheur qui les attend par suite de l'arrivée d'idées nouvelles apportées par des hommes nouveaux, c'est presque se moquer de la vérité. L'arrivée d'un peuple chez un autre, dans quelque condition que ce soit, est toujours signalée par une conquête, et si l'indigène doit profiter un jour des idées nouvelles,

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il commence par en souffrir, et cela pendant longtemps, il en meurt même souvent.

Est-il besoin de se demander s'il est plus avantageux de s'établir dans un pays habité ou dans celui qui ne l'est pas encore? Dans les vastes déserts, où le pionnier pousse ses bestiaux devant lui et se fraye un chemin à travers les arbres qu'il abat, il a bien plus ses coudées franches que s'il lui faut compter avec d'autres hommes établis sur le sol avant lui. Les terres vierges de tout contact humain sont bien rares, si même il en existe, et si une nation veut coloniser, elle doit se résigner à rencontrer partout des hommes sur son passage. Mais les autochthones sont plus ou moins forts. S'ils sont complètement sauvages (certaines tribus américaines, les Australiens, etc.), on les pousse devant soi à peu près comme des animaux gênants, et ils deviennent ce qu'ils peuvent. Si la nation est déjà constituée, on doit compter sur une guerre certaine. Quand les deux races qui se heurtent ne sont pas trop dissemblables de formes et de couleur, quand elles peuvent arriver à confondre leur langue, leur religion, leur costume, la fusion se fait. Un peuple nouveau sort de leur union, et il naît avec une vitalité plus grande. Quand les deux races ne peuvent se confondre par suite de l'éloignement des constitutions, de la différence trop grande des croyances religieuses et des habitudes de la vie, les deux peuples vivent en ennemis ou déclarés ou dissimulés, mais toujours en ennemis, jusqu'à ce que l'un des deux anéantisse ou chasse l'autre, ou bien jusqu'à ce qu'une nouvelle invasion crée un nouvel adversaire contre lequel les races antérieurement hostiles se réunissent.

Nous avons un exemple du grand nombre de couches humaines, qui peuvent se superposer, dans notre colo-

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nie du nord de l'Afrique. La côte d'Afrique n'a pour autochthones que des nègres. Or, sans vouloir établir avec une rigueur historique, toutes les révolutions qui ont eu lieu dans ce pays, nous pouvons constater six ou sept invasions qui ont toutes laissé des traces différentes, mais qui n'ont pas constitué un peuple de même sang, de même esprit, de même mouvement. Les Phéniciens fondent Carthage et donnent naissance à cette république brillante, un moment la rivale de Rome. Puis le pays devient une possession romaine, et jamais il ne fut si productif. C'était, comme on sait, un des greniers de la capitale du monde. Les Vandales, chassés de l'Espagne, traversent la Méditerranée et vont culbuter les Romains qui reviennent et sont chassés de nouveau par les Goths. Après ceux-ci viennent les Arabes, puis les Turcs, et enfin les Français. La civilisation de notre pays pourra-t-elle s'implanter dans un pays jonché de cinq ou six civilisations superposées? De ce contact pourra-t-il naître, par le mélange des sangs, un peuple nouveau? Ce n'est pas probable. Vainement le vainqueur prendra un costume analogue à celui du vaincu, vainement il accordera à ce dernier des droits égaux aux siens, des préférences mêmes. Il sera toujours le vainqueur, toujours l'étranger, toujours l'ennemi.

Quand la fusion des races n'est pas possible, il reste au colon la ressource de repousser l'indigène, et s'il résiste, de le tuer. Ce procédé est barbare, mais il est radical, et on se demande s'il n'est pas dans les voies de la nature comme un des moyens de procéder à l'amélioration de l'espèce humaine. En effet, si le but peut être atteint en soignant les races d'élite, n'y arrive-t-on pas aussi en supprimant les races inférieures?

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Comme la ruche essaime, quand sa population est trop forte et qu'elle a ses alvéoles pleins de miel, une nation doit fonder des colonies quand elle est riche, quand les produits industriels encombrent ses magasins, quand sa population se coudoie sur son sein. De plus, il faut qu'elle reste forte et féconde en hommes et en choses, si elle veut que ses colonies soient prospères et qu'il lui en revienne du profit. Faut-il rappeler ici le reproche qu'on fait en général aux colonies, de coûtera la mère patrie plus qu'elles ne lui rapportent? Ce reproche est jugé et mis à néant depuis longtemps. Tout le monde sait que celles qui rapportent plus qu'elles ne coûtent sont de rares exceptions et qu'elles touchent à leur émancipation. Les colonies ne sont pas créées au profit du gouvernement de la mère patrie, mais, en partie du moins, au profit de ses commerçants, de ses industriels, de ses producteurs; et voilà pourquoi une colonie qui coûte au budget le double ou le triple de ce qu'elle rapporte, peut encore être très-avantageuse au pays qui l'a fondée.

Mais la mère patrie ne peut retirer des avantages réels de ses colonies qu'à la condition, ai-je dit, d'être forte. Voyons ce qui arrive à l'Allemagne. Certaines de ces provinces envoient en Amérique, en Océanie et ailleurs de nombreux émigrants. Cette émigration date de loin et durera sans doute longtemps encore. Tout le monde s'accorde à considérer les Allemands comme les meilleurs colons du monde: pourquoi cette émigration ne porte-t-elle aucun profit au pays qui l'a produite? Tout simplement parce que les Allemands ne constituent pas une nation forte et compacte. Ces émigrants portent leur patient labeur, leur beau type physique, leur fécondité par tout le monde, et les provinces où ils sont nés s'épuisent à les produire et à les disséminer.

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Parcourons tous les pays neufs, nous y voyons partout des Allemands sans voir un seul point du globe qui leur appartienne. Ce qui prouve qu'en outre d'une population exubérante il faut encore un gouvernement fort pour qu'une nation essaime avec profit.

Je ne voudrais pas me hasarder à dire à notre gouvernement ce qu'il aurait à faire pour favoriser la colonisation: les conseilleurs ne manquent jamais. Il y en a eu beaucoup avant moi, il y en aura encore beaucoup après; et les choses n'en iront pas moins malgré les conseils comme elles ont été toujours. J'ai pourtant confiance dans la pensée qui dirige la société française, parce que c'est celle d'un homme éclairé. Je suis persuadé qu'il réalisera les espérances que la saine pratique peut concevoir, s'il peut rompre enfin avec la routine et les vieux errements. En tout cas, j'espère en lui, et si quelqu'un doit amener une révolution heureuse dans notre système colonial, c'est celui dont la haute raison est appréciée partout.

J'ai besoin de me résumer et de chercher à faire ressortir un enseignement de la comparaison des systèmes anglais et français que j'ai vus en oeuvre. J'énoncerai donc les quelques propositions suivantes pour conclure et terminer ce livre.

1° A part les conditions climatériques qui doivent toujours être aussi bonnes que possible, la configuration des côtes qui doit être favorable à la navigation, la fertilité du sol, la richesse minière du pays, etc., on doit toujours choisir de préférence, pour y fonder une colonie, un pays inhabité, ou au moins habité par une race peu avancée en civilisation.

2° A une administration compliquée, on doit toujours préférer une administration simple, entretenant peu

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d'employés. Est-il nécessaire d'insister sur ce point? Pour qu'une colonie nouvelle reçoive un nombreux courant d'émigration, n'est-il pas de la plus grande importance que chacun y ait la plus grande somme possible de liberté? Avec la liberté, se développe l'initiative individuelle, qui procure le travail et rassemble les éléments de la fortune.

3° Le gouvernement de la métropole doit avant tout rendre le travail de chacun facile et productif. A cet effet, il doit construire les routes, les canaux, les ports, les chemins de fer, etc. Les riches monuments servant au déploiement de la puissance, aux cultes, etc., ne doivent venir que longtemps après. La force armée doit être représentée par le moins de soldats possible. L'armée qui doit être nombreuse est celle des travailleurs, le reste est superflu, quelquefois dangereux. En Australie et à la Nouvelle-Zélande, les courants d'émigration, favorisés dans le principe par des sacrifices d'argent bien employé, se sont établis avec une rapidité merveilleuse, et l'administration actuelle n'a plus rien à faire pour les entretenir, si même elle ne doit pas de temps en temps en modérer la marche.

Les travaux de première installation sont-ils plus coûteux, faits par des prisonniers que par des hommes libres? Je ne veux pas discuter cette question. Qu'importe que le travail des condamnés soit coûteux s'il remplit plusieurs buts importants. Or, la déportation débarrasse la métropole de ses mauvais sujets. Les condamnés sortent toujours des prisons plus mauvais qu'ils n'y étaient entrés. La déportation en corrige un grand nombre; on couperait donc court à la récidive en adoptant comme mesure générale ce qui demeure éternellement à l'état d'essai. Le travail dans les prisons nuit au tra-

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vail libre dans la mère patrie. Dans une colonie nouvelle, au contraire, le travail des condamnés appelle le travail libre, le facilite et le rend plus fructueux. Doit-on chercher à faire des économies sur des dépenses moralisantes et qui ont de si beaux résultats?




FIN.


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