1866 - Thiercelin, Louis. Journal d'un Baleinier - CHAPITRE VI. L'ILE CHATAM, p 1-86

       
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  1866 - Thiercelin, Louis. Journal d'un Baleinier - CHAPITRE VI. L'ILE CHATAM, p 1-86
 
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CHAPITRE VI. L'ILE CHATAM.

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JOURNAL

D'UN BALEINIER.

CHAPITRE VI.

L'ILE CHATAM.

I

Arrivée à Chatam. Découverte. État actuel.

Trois mois se sont écoulés depuis notre départ de Chesterfield. Une longue croisière, à l'est de l'Australie, nous porte chaque jour plus loin vers le sud. Nous nous rapprochons de la Nouvelle-Zélande et longeons la côte d'assez près, pour découvrir la grande chaîne de montagnes de Tavaï-Poumanou dont les crêtes sont couvertes de neiges éternelles. Décrire ce que ces cimes, vues de la mer, présentent d'étrange et de pittoresque me serait impossible. Je restai frappé d'admiration, quand, tout à coup, bien haut dans l'air, bien loin derrière les nuages, ces énormes géants se dresserent couverts de larges plaques blanches, qui réfléchis-

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saient la lumière comme autant de miroirs ardents. Là sont les neiges qui ne fondent jamais; ou plutôt, là sont les neiges, dont les couches inférieures s'allongeant sur les flancs des montagnes, fondent toujours pour alimenter les rivières de la plaine, et dont les froides surfaces condensent toujours les nuages des hautes régions de l'atmosphère. Ce spectacle splendide, il faut l'avoir vu, pour s'en figurer toute la majesté, je n'oserais pas même essayer de le décrire.

Vers le 15 décembre nous étions en vue du cap ouest, en avant duquel s'ouvre une des plus belles baies de la Nouvelle-Zélande, la baie Dusky. De là, portant à l'est, nous nous avançons jusqu'au détroit de Fauvau. Laissant porter au sud, nous allons jusqu'aux îlots Suarès. Puis revenant en vue de Stewart, nous nous approchons du port Marion à l'entrée est du détroit. Déjà je fais mes préparatifs de débarquement, persuadé que nous serons au mouillage dans la journée. Mais bientôt on vire de bord et mon espérance s'en va avec le navire qui s'éloigne. Je regrette surtout ce mouillage, parce qu'il me faut renoncer à voir le port Marion. Dans le fond d'une grande baie, s'ouvre, dit-on, un bassin bien régulier, entouré d'arbres dont les branches forment un berceau complètement fermé au-dessus de l'eau.

Aux fréquents changements dans la direction du navire, à ses nombreuses pointes vers le détroit, alternant avec de fréquents retours au large, je devinais toute l'hésitation du capitaine. Il voulait aller à terre; seulement, où irait-il? là était la question. Enfin, le 2 janvier, nous voyons de nouveau la terre. Il nous avait conduits à Chatam. Nous étions à l'entrée de la grande baie de l'ouest, nommée baie du massacre

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depuis le terrible drame dont elle a été le théâtre vers 1839.

Le groupe de Chatam situé par 44° latitude sud, et 179° 30' longitude ouest, presque sous le méridien de Paris, se compose de l'île qui lui donne son nom, des Deux-Soeurs dans le nord, de Pitt et la Pyramide dans le sud, et d'un semis de rochers nommés les Cornwalis dans le sud-est. Chatam, les Deux-Soeurs et Pitt sont seules habitées. Le reste sert de retraite à des loups marins.

En 1791, un compagnon de Vancouver, le capitaine Brongton, découvrit ce groupe. L'ayant accosté par la baie du nord, il vint mouiller près de la côte et se fit mettre à terre avec quelques-uns de ses compagnons. A leur aspect, les naturels témoignèrent leur étonnement par de grandes exclamations, et regardant alternativement le soleil et les étrangers, ils semblaient demander à ceux-ci, s'ils ne venaient pas de l'astre qui leur paraissait être l'étape la plus voisine. De taille moyenne, de couleur brun foncé, avec cheveux noirs et frisés, relevés et ornés de plumes, tous ces hommes paraissaient vigoureux et avaient les membres bien faits, pleins et charnus. Leur peau ne portait nulle trace de tatouage. Leurs vêtements se composaient de fourrures de phoques avec le poil en dehors, ou de nattes fines en chanvre soyeux. Bien qu'ils parussent enjoués, ils portaient des armes, lances et massues en bois, qu'ils n'abandonnaient pas en suivant les blancs. Leurs pirogues étaient longues de trois mètres, très-élégantes et assez légères pour que deux hommes pussent les porter facilement. Leurs filets et leurs lignes étaient faits avec le même chanvre que leurs manteaux.

Les relations, assez amicales d'abord, ne tardèrent pas à prendre un caractère menaçant. Les Européens

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avaient offert des cadeaux qui furent acceptés sans empressement, et pour lesquels ils ne reçurent rien en retour. Pour étudier le pays, découvrir les cases, entrevoir les femmes et les enfants, ils s'étaient aventurés loin de la mer, et s'imaginèrent bientôt être enveloppés par des ennemis, quand ils n'étaient peut-être qu'entourés de curieux. De la défiance on passa aux voies de fait. Les massues s'abattirent sur les fusils, qui firent explosion. Plusieurs sauvages tombèrent blessés, un resta mort sur la place, les autres s'enfuirent épouvantés. Les Anglais regagnèrent leur canot et leur navire sans avoir pu recueillir la moindre notion, ni sur les coutumes, ni sur la langue de ce peuple.

A mesure que nous continuerons notre esquisse sur Chatam, nous verrons que la population actuelle résulte d'une invasion datant d'une cinquantaine d'années. Les renseignements, qui ont été négligés, avant la dernière conquête ne peuvent plus être pris aujourd'hui, et nous sommes réduits à de simples conjectures pour en établir l'origine probable. Des quelques mots laissés par Brongton sur la taille, la couleur et les formes des anciens naturels, on peut déduire peut-être l'analogie de cette population avec celle de la Tasmanie; en même temps qu'on peut se demander si cette nation détruite par des Zélandais ne sortait pas aussi de la Nouvelle-Zélande? Leurs vêtements, leurs filets, leurs canots, semblables à ceux qu'on rencontre dans ce dernier pays, tendraient à le faire croire. Cependant l'absence du tatouage donne une raison de douter, et d'ailleurs la teinte de la peau était ici beaucoup plus foncée que là. On sait, il est vrai, que la Nouvelle-Zélande renferme des hommes de deux races assez distinctes, et on pourrait admettre que les sauvages de Chatam, en 1791, appartenaient à la race inférieure.

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Brongton avait pris possession de l'île au nom du roi d'Angleterre. C'était la mode alors. Partout où un découvreur posait le pied, il plantait le drapeau de son pays, et les choses n'en restaient pas moins après comme avant. Chatam resta donc longtemps à peu près ignorée, et c'est seulement depuis l'établissement de la pêche dans ces contrées, que les navires baleiniers et surtout les Américains eurent avec ses habitants des relations assez fréquentes. Ils allaient la faire provision de cochons et de pommes de terre. Depuis quand ces animaux et ces légumes se trouvent-ils dans l'île? qui a porté cette première amélioration de l'alimentation humaine? sont-ce les Zélandais ou les blancs? je l'ignore complètement.

La baie à l'entrée de laquelle nous étions dans la matinée du 2 janvier, est large de quatre ou cinq milles sur une profondeur au moins égale. Ouverte à l'ouest, d'où viennent les vents les plus violents, elle n'offrirait aucun abri si elle ne présentait trois petites anses, une au sud et deux au nord, nous devions gagner la crique du sud, et toutes voiles dessus; nous marchions avec une certaine défiance à la recherche du mouillage. Une muraille de roches à fleur d'eau, s'avançant, au large de 100 mètres, devait nous l'indiquer. Un boat envoyé en éclaireur, nous fait doubler les roches, et après quelques moments d'incertitude, qu'on ne manque jamais d'éprouver à l'entrée d'un port qu'on ne connaît pas, nous voyons un brick goélette mouillé devant nous et allons jeter l'ancre à une encablure sous le vent à lui. Nos voiles étaient à peine serrées, que plusieurs embarcations se détachèrent de la terre pour venir à bord, et une demi-heure plus tard, le pont était couvert de Maourys au milieu desquels se distinguaient trois blancs, tous trois Anglais.

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Notre capitaine avait choisi ce point de relâche, pour n'être tracassé par aucune autorité européenne, s'il voulait faire quelques échanges. Il fut donc assez désagréablement surpris quand un des trois gentlemen vint lui annoncer que nous arrivions dans un port anglais dont il était le magistrat. Entrant brusquement en matière, le représentant de la Grande-Bretagne déclara que si nous venions faire du trafic, nous aurions à payer des droits de douanes sur toutes les marchandises importées. Nous sommes habitués à voir nos officiers civils et militaires entourés d'un certain appareil qui inspire le respect. Or, ce monsieur n'avait ni épée, ni soldats. Le capitaine crut à une usurpation d'autorité et dit assez sèchement: "Monsieur, rien ne me prouve que vous soyez magistrat, et je ne sache pas que Chatam soit une colonie anglaise. Je ne veux avoir affaire qu'aux Maourys et vous récuse complètement." Là-dessus, il lui tourna le dos et le laissa tout courroucé sur le pont.

Je vis cette boutade de mauvaise humeur avec déplaisir, et me demandai si le capitaine avait bien raison de contester une autorité appuyée, à défaut de force armée, sur la sympathie de la population indigène. C'était de gaieté de coeur, risquer une mauvaise querelle et peut-être pour l'avenir, des difficultés gratuites. Ce monsieur se disait magistrat, les indigènes le considéraient comme tel; il était sage de le respecter autant que s'il eût été entouré de soldats. Les choses pourtant ne s'aggravèrent pas davantage. Le magistrat retourna à terre; et à notre départ, il nous apporta lui-même une clarence pour laquelle il ne réclama pas d'honoraires. La seule petite tracasserie qu'il se permit à notre égard fut de laisser à bord un Maoury transformé en douanier. "Laissez votre douanier si vous voulez, lui dit à ce propos notre capitaine, mais sachez que je n'ai

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pour lui ni lit ni dîner." -- "Qu'à cela ne tienne, répondit l'Anglais, avec une certaine dignité, je pourvoirai à sa nourriture et il couchera sur le pont. La reine paye et nourrit ses employés, sans recourir jamais à la pitié des étrangers." Ceci dit, il quitta le bord. Le capitaine resta contrarié de cette discussion et mécontent de lui-même. J'ai rapporté ce fait pour montrer combien les Anglais dédaignent le luxe de représentation, quand un intérêt majeur ne le leur commande pas.

Le magistrat parti, venons à ses deux compagnons. Le premier, capitaine du brick, nous faisait une simple visite de voisinage; l'autre, connu dans l'ile sous le seul nom de John, était le commerçant du pays; il venait faire ses offres de services et s'inviter à dîner. Les choses tournèrent à son entière satisfaction.

Que d'accolades reçurent nos bouteilles! Que de compliments au french-wine, au french-brandy et au reste. Nos Anglais auraient glissé sous la table si on n'y eût mis ordre. Le grand John surtout, tout mince, tout efflanqué, était insatiable. Il mangeait et buvait toujours, et cela tout en causant, en chantant même. Loin d'avoir l'ivresse sombre des Anglais, il ressemblait plutôt à un matelot français en goguette. Il répétait à chaque instant qu'il était half and half depuis Chrismos-day, qu'il était de la verte Irlande et qu'il se souciait peu de la dignité maussade de son voisin Anglais pur sang.

John habitait Chatam depuis quatre ans. Il y avait ouvert un grog's-shop dont il était le plus grand consommateur. Grâce à ses instincts commerciaux, il faisait de bonnes affaires et vivait à peu près bien. Un jour, il sentit l'ennui de son isolement et pria un caboteur de ses amis de lui amener une compagne choisie parmi

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les beautés de Sydney. Trois mois plus tard il recevait une grande et blonde miss, dont il paya le fret et qu'il épousa incontinent. La condition d'homme marié, qui durait depuis deux ans à notre arrivée, lui seyait d'autant mieux que le hasard lui avait donné une femme active et intelligente. Si le passé était couvert d'un voile épais, le présent resplendissait de qualités éminentes. Mme John tenait la maison propre, mettait de l'ordre dans la boutique, détaillait à merveille le rhum et la bière, faisait les puddings et les confitures dans la perfection et supportait l'ivresse de son mari sans se fâcher. C'était une femme modèle. Nous savions toute l'histoire de notre convive quand il quitta le bord, et il ne partit pas sans mettre à notre disposition sa maison, son jardin, ses salades et tous les talents de son estimable compagne.

Le lendemain j'accompagnai le capitaine à terre. On accoste la plage à droite et à gauche de la rivière dont l'embouchure est au sud de la crique. L'atterrage du côté droit n'est possible qu'à haute mer et par beau temps: celui du côté gauche est toujours facile. C'est là que restait notre ami John, c'est là que nous abordâmes.

Cette bande est abritée des vents d'ouest par une falaise à pic assez élevée. Elle se compose d'une bordure de cent mètres de large, sur laquelle s'élèvent cinq à six cases d'indigènes placées au milieu de jardins bien palissadés. Sur la partie la plus saillante de cette espèce de plate-bande, une jolie maisonnette en planches, avec cheminée, porte, fenêtres, vitres et rideaux, attira notre attention. C'était l'habitation de John. Une petite basse-cour située à côté, servait de demeure à une centaine de volailles; de l'autre côté, un potager nous offrait les laitues et les radis les plus ap-

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pétissants. John était venu à notre rencontre. Il nous fit entrer chez lui, et nous dûmes accepter un lunch dont Mme John fit les honneurs avec la plus parfaite courtoisie. Une douce familiarité s'établit vite entre le capitaine et cette famille. Nous étions souvent invités à prendre le thé, et les liqueurs du Gustave contribuaient pour une bonne part à resserrer cette amicale liaison.

Les habitants actuels de Chatam ne sont autres que des émigrants de la nouvelle Zélande; même taille, même élégance de formes, même teint brun jaunâtre. Les cheveux sont noirs et à peine frisés; les yeux larges et expressifs, le nez aquilin, la bouche moyenne et bien meublée, la barbe noire mais peu fournie. Les vieillards seuls sont tatoués, et leur tatouage est le même que celui des Zélandais. Il est produit par des incisions profondes et acquiert par suite un relief considérable. Les courbes concentriques, admirablement dessinées sur les ailes du nez et sur les paupières, en constituent les parties les plus curieuses et les plus difficiles à exécuter. On sait qu'elles prouvaient les quartiers de noblesse, rappelaient les faits d'armes et témoignaient de la position sociale de ceux qui les portaient. Cette circonstance seule peut expliquer la courageuse résignation avec laquelle était supportée la douleur que provoquait cette sculpture sur le vif. Aujourd'hui, je le répète, les vieillards seuls portent gravés sur leur figure ces témoignages d'une illustration d'une autre époque. Ils rappellent ces vieux châteaux féodaux qui portent encore leurs blasons intacts, mais dont les murs sont à demi écroulés. Les hommes d'âge moyen ont à peine quelques linéaments qui sillonnent leur figure; les jeunes gens en sont complètement dépourvus.

Les vêtements sont européens. J'ai vu parmi les ca-

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notiers qui vinrent à bord à notre arrivée, de grands gaillards bien vêtus, coiffés de jolis chapeaux de feutre, chaussés de hautes bottes anglaises à fortes semelles, et qui ne différaient des gens du midi de l'Europe que par une supériorité marquée dans leurs qualités physiques. Toute la population n'a cependant pas des vêtements complets, et si on s'éloigne un peu de la baie, on trouve des hommes dont le costume se compose seulement d'une chemise, d'un pantalon ou d'un paletot déchiré. Les vieillards ont conservé presque tous l'usage de la couverture de laine, qui elle-même a remplacé, il y a vingt-cinq ou trente ans, le manteau de phormium.

Les femmes sont loin de pouvoir être comparées aux hommes sous le rapport des avantages plastiques. Condamnées comme autrefois à préparer les aliments et à élever les enfants, elles joignent à ces charges, les travaux de l'agriculture, qui deviennent tous les jours plus rudes. Aussi vieillissent-elles vite, et sont-elles fanées, avant l'âge. Elles sont aussi vêtues d'étoffes importées; mais leurs robes ont une apparence sordide. Elles ne savent plus fabriquer les fines nattes qui paraient leurs mères, et peuvent à peine se procurer les tissus européens que la mode invite à leur substituer. Les hommes dépensent volontiers pour eux. Ils achètent des paletots, des souliers, du linge même, quand ces acquisitions doivent leur profiter; mais que leur importe d'acheter des robes, s'ils ne doivent pas les porter? Il en est pour les enfants de même que pour les mères. Ils sont vêtus à l'européenne, mais avec quels habits! et surtout quelle malpropreté! De cette différence dans la condition des deux sexes, naît tout naturellement leur différence dans la force, la santé et la beauté.

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Malgré toutes ces misères qui tiennent surtout à l'état de transition dans lequel se trouve actuellement ce peuple, on peut dire qu'il présente des qualités qui l'élèvent au-dessus de beaucoup d'autres sauvages de l'Océanie, et dont la plupart dépendent du climat qu'il habite. Les pays trop chauds produisent des habitants fainéants et enclins seulement aux excès du plaisir. Pourquoi penser au lendemain quand chaque jour suffit aux besoins et aux jouissances de la vie? Les pays trop froids en obligeant les hommes à vivre pendant longtemps dans des tanières, limitent leurs rapports réciproques et déterminent une espèce d'atrophie de l'intelligence. Les pays tempérés en éloignant la population de l'un et de l'autre de ces deux extrêmes, la placent dans les meilleures conditions de conservation, de prévoyance et de reproduction. Ainsi, par exemple, la différence de la température des diverses époques de l'année amène l'obligation de porter des vêtements, et un sauvage qui s'habille a déjà fait un grand pas dans la vie civilisée. Elle oblige à conserver les aliments récoltés à un moment donné et devant durer jusqu'à la récolte nouvelle, et ainsi de suite. Si les Maourys se couronnent moins de feuilles et de fleurs que les Taïtiens, c'est parce qu'ils ont moins besoin de s'abriter contre l'ardeur du soleil; s'ils sont moins disposés à prendre ces bains fréquents et prolongés où les peuples de l'équateur puisent la nonchalance, ils n'en fréquentent pas moins la mer soit pour y goûter les plaisirs de la natation, soit pour y rechercher une nourriture qu'ils n'ont jamais sans travail. Maintenant que la civilisation les frôle, ils touchent à un de ces moments solennels qui décident de l'avenir d'un peuple et même d'une race. Garderont-ils leur place dans le monde, ou bien le progrès doit-il les écraser dans sa

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marche rapide! l'étude que nous allons continuer nous permettra peut-être de le prédire.


II

Le vieux chef et la jeune fille.

Je ne veux pas rester plus longtemps sans parler d'une rencontre qui me fit voir les deux plus étranges échantillons de la population, un vieillard et une jeune fille. Après avoir admiré l'enfant, je me suis dit bien souvent que cette race mériterait, à mille titres, d'être conservée et améliorée.

Un matin que je m'étais fait mettre à terre sur un point isolé de la plage, et que je cheminais à l'aventure, avant de m'enfoncer dans les bois à la recherche des ramiers, un vieillard tout décrépit, tout tremblotant, le corps en deux, s'avança à ma rencontre. Il venait de traverser à gué la barre de la rivière, et tenait encore relevée, pour la préserver des atteintes de l'eau, la couverture rouge dont il était vêtu. Tout cassé qu'il était, il se drapait dans ce modeste vêtement de manière à montrer qu'il avait autrefois porté le fameux manteau du phormium. Malgré son âge et ses rides, je pouvais voir aussi à son tatouage compliqué et artistement dessiné qu'il avait été un puissant personnage. Il s'attribuait même encore une grande autorité, car il m'aborda en me disant: "J am King, J am King." Roi! peut-être, mais fou, certainement: répondis-je en français pour ne pas le blesser dans ses prétentions, et lui prenant la main amicalement, je la pressai un

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moment et m'apprêtais à le quitter, quand je remarquai sur son dos, depuis les hanches jusqu'aux épaules, une saillie oblongue que je pris pour un faix de patates, sans réfléchir qu'un noble Maoury serait déshonoré de porter un fardeau. Je me pris alors de pitié pour son âge, pour sa grandeur passée, et pour sa pauvreté apparente. Lui cependant, s'approchant de moi, touchait mes vêtements, admirait mon fusil, me pressait les mains, m'importunait enfin, comme un mendiant à qui on refuse l'aumône; j'allais même le repousser avec moins de ménagements que je ne l'avais fait jusque là, quand son étrange gibbosité parut s'étendre, se raccourcir, onduler enfin, et que de l'ouverture béante qui se produisit entre la couverture et le cou du sauvage, sortit tout à coup une jolie petite tête blonde tout ébouriffée. Les nombreuses boucles de cheveux dorés qui tombaient en désordre sur un front lisse et sur des épaules brunes et potelées, me firent croire à une apparition fantastique. La figure la plus espiègle, des yeux du plus malicieux regard, des joues rondes et a fossettes, une petite bouche souriante, des dents blanches, comme le sont seulement les dents de sauvages, constituaient l'ensemble le plus séduisant qu'on pût voir. Et puis, cet assemblage d'une charmante petite fée collée au dos d'un sorcier bossu, faisaient une antithèse vivante si prononcée que j'abandonnai mon fusil au vieillard, et étendant le bras, je caressai l'enfant. Séparant ses cheveux fins comme la soie, les rejetant par derrière en grosses ondes, je souriais à cette apparition où je retrouvais toute la finesse d'expression, toute la grâce mutine qu'on admire sur les toiles des maîtres, dans les jolies têtes de bohémiennes. Je ne pouvais pas croire que ce petit chef-d'oeuvre fût un simple produit indigène, et je me

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demandais où ce vieux démon avait volé ce petit ange? L'enfant parut comprendre le double sentiment d'admiration et de pitié dont j'étais pénétré, et voulant sans doute me rassurer sur son compte, en même temps que me montrer tout l'empire de sa faiblesse sur la force du vieillard, elle le frappa sur les épaules du plat de ses petites mains, en prononçant quelques mots maourys, le fit s'agenouiller, puis écartant complètement la couverture, elle se dégagea rapidement de sa chrysalide, et sauta sur le sable avec la légèreté d'un brillant papillon. Ses pieds et ses jamdes étaient nus, une simple robe d'indienne très-courte et décolletée la couvrait en partie et la petite coquette prenait plaisir à l'étaler, à en effacer les plis, à la faire bouffer pour m'en montrer la beauté. La peau de ses bras paraissait légèrement bronzée par le soleil, ses membres sans être arrondis par un excès d'embonpoint étaient bien modelés et toutes les articulations étaient d'une finesse aristocratique. Elle vint à moi, me prit la main, tendit son front à mes baisers, et parut heureuse et fière de mes caresses. Bientôt rappelant son vieil esclave d'un petit air de reine, elle se blottit de nouveau sous sa couverture, me salua de la bouche et de la main, et fit partir le vieillard, malgré ses grognements de mauvaise humeur.

Que signifiait un pareil spectacle? qu'était ce vieillard s'appelant roi et servant de monture habituelle à une enfant, qui paraissait être son tyran! je me promis d'éclaircir ce mystère, d'autant plus curieux qu'il paraissait plus s'éloigner des coutumes du pays. Le soir même, l'occasion se présenta de m'édifier complètement à ce sujet. En rentrant de ma promenade, j'étais allé offrir quelques pièces de ma chasse à Mme John, qui me retint avec le capitaine à prendre le

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thé. Nous étions donc attablés, tout en causant et savourant les tartines de notre hôtesse, quand le vieillard entra avec sa même tournure et son même accoutrement; sans prononcer un seul mot, il alla s'accroupir près du foyer, écarta sa couverture et s'assoupit. La petite fille, mon apparition du matin, sauta sur le parquet avec la même grâce qu'elle avait déployée sur la grève, et bondit sur les genoux de Mme John. Celle-ci la caressa, la peigna, remit un peu d'ordre dans les nombreuses boucles de sa chevelure, et après l'avoir baisée au front à plusieurs reprises, l'avoir appelée plusieurs fois, "ma fille," elle la fit boire dans sa tasse et lui donna un gâteau. L'enfant recevait tout comme chose due, elle se regardait comme chez elle, dans les bras de Mme John, et tout en lui rendant ses caresses, tout en mangeant sa pâtisserie à belles dents, tout en lorgnant encore d'autres friandises, elle trouvait le temps de me regarder, de me sourire, et de me tendre sa petite main. "Vous connaissez donc ma fille? me dit Mme John en riant. -- Oui, madame, je connais cette petite, mais bien qu'elle vous appelle maman, je ne la crois pas votre fille, car elle n'a pas le même genre de beauté que vous. -- Ce qui veut dire, reprit la dame, que vous la trouvez belle, tandis que moi, je suis laide. Vous avez beau vouloir vous récrier, c'est votre pensée; eh bien, soit, j'en conviens. Cette chère enfant n'est pas ma fille, elle appartient à ce vilain vieillard que vous voyez dormir au coin du feu, et ce vieillard lui-même est le plus grand chef de l'île. Il est riche; notre maison est une de ses moindres propriétés. Il a des troupeaux de vaches, de chevaux et de moutons. D'après les anciennes coutumes, il pourrait disposer de toute la terre de l'île qui n'est pas en culture, et vous le voyez pourtant misérable-

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ment couvert et mendiant presque un morceau de gâteau et un verre de rhum que je vais lui donner. -- Comment! un père si laid, a une enfant si jolie! et cela sans nul emprunt, sans un seul regard adressé à quelque bel Anglais de passage; cela paraît impossible. -- C'est pourtant vrai, du moins nous le croyons tous ici. Ce chef doit à sa naissance le droit d'avoir plusieurs femmes, aujourd'hui même il en a encore deux, une vieille et une jeune. Or, celle de toutes les épouses qu'il aima le plus et qui fut la plus belle, lui donna pour premier fruit de leur union, l'enfant que vous voyez, puis, elle mourut. Le père reporta sur la fille la préférence qu'il avait accordée à la mère. Mais tandis qu'il était resté le maître impérieux, le tyran jaloux et soupçonneux de l'épouse, il devint l'esclave le plus soumis, le plus servile de sa fille. Ses autres enfants ne sont rien pour lui. Cette petite au contraire a tout son amour. C'est sa vie, c'est le seul bien qui le rattache à la terre. Où elle veut aller, il la porte; ce qu'elle lui demande, il le lui donne; ce qu'elle lui commande, il le fait. Elle voudrait voir brûler votre navire, le vieux séide irait l'incendier; elle voudrait aller à la Nouvelle-Zélande, à Sydney, à Londres, qu'il l'y porterait. Elle voudrait manger un blanc, qu'il tuerait un blanc, vous, mon mari, moi, par exemple, sans hésitation, sans souci de ce qui devrait lui arriver à lui-même, seulement pour faire savourer à sa fille les délices d'un morceau de chair humaine. Un repas de cannibale a tant de valeur à ses yeux et il serait si heureux d'initier son enfant au régal de sa propre jeunesse, qu'il lui donnerait, je crois, ses propres mollets à déjeuner, si elle les lui demandait. Étrange aberration de l'amour paternel, dont la gamine, en vraie sauvage qu'elle est, abuse à chaque instant! heureusement ses caprices ne sont

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jusqu'à présent que ceux d'un enfant gâté, dont l'appétit n'a rien de féroce. Une seule personne a de l'influence sur elle, et cette personne, c'est moi. Je lui fais ses robes, je peigne ses cheveux dont elle est très-fière; je la lave, je la tiens propre, je la fais belle enfin, et toute sauvage qu'elle est, elle me sait gré de mes soins, m'appelle sa maman, et met une certaine coquetterie à paraître la plus belle des enfants de sa race. Elle a sept ans, et voilà sept ans que dure sa tyrannie et l'esclavage de son père. A mon arrivée à Chatam, elle était aussi sale que les autres enfants du pays. Grâce à mes soins et aussi grâce au désir de plaire inné au coeur des femmes de toutes couleurs, elle est devenue ce que vous voyez, une petite fée fantasque, volontaire, mais délicieuse, et que j'aime comme si je l'avais portée dans mon sein. Tout serait pour le mieux, si son bonheur actuel pouvait durer; mais que deviendra ma chère fille, quand le vieillard mourra? Il lui faudra revenir à la condition de femme maoury, et vous saurez bientôt que ces pauvres créatures sont, aux yeux des hommes, placées bien au-dessous des chevaux et des chiens. Si je vis alors, je la prendrai avec moi, elle deviendra tout à fait ma fille, et me tiendra lieu des enfants que Dieu semble vouloir me refuser. -- Espérons madame, que vous serez aussi heureuse mère que toutes les blanches qui viennent en Océanie, et que cette petite, si vous l'adoptez jamais, ne sera que l'aînée de vos filles.

Cette enfant m'avait vivement intéressé. Je la revis souvent et je devins aussi un peu de ses amis, son vieux père même se prit d'une certaine affection pour moi, et c'est en grande partie à lui que je dois les quelques notions historiques, que je vais consigner plus bas sur Chatam.

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III

Conquête. Le Jean Bart.

Un soir que nous étions encore, le capitaine et moi, à prendre le thé chez l'ami John, notre vieille connaissance arriva selon son habitude, enveloppé dans sa couverture rouge, et apportant son inséparable tyran sur son dos. Sans pouvoir soutenir avec lui une conversation de longue haleine, nous étions arrivés pourtant à comprendre son langage bigarré d'anglais, de maoury, et de gestes de la plus grande expression. Je savais qu'il avait fait partie de la bande de Zélandais qui avaient conquis Chatam quelque cinquante ans auparavant, et en lui faisant boire deux ou trois verres de rhum, j'arrivai à surprendre au milieu des incohérences d'une demi-ivresse les quelques faits qui suivent.

"Je parle d'un temps bien éloigné, dit le vieillard en interrompant souvent son récit, pour rappeler ses souvenirs. J'étais bien jeune, et dans ce temps-là, on ne voyait dans mon pays natal à Tavai pounamou (île du milieu de la Nouvelle-Zélande), que des hommes de ma race, des hommes au beau tatouage, aux cheveux ornés de plumes, aux manteaux de phormium, armés du casse-tète, de la hache de pierre et de la zagaie, des hommes qui ne vivaient que pour combattre et vaincre. Les blancs n'apparaissaient que de loin en loin dans notre voisinage. Je vis dans mon enfance deux ou trois de leurs grands canots qui sont comme des îles. Je me souviens qu'on tint conseil dans ma tribu, pour sur-

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prendre ces étrangers, les tuer pendant leur sommeil, les manger, et jouir de toutes les choses nouvelles, habits, armes, curiosités qu'ils tramaient après eux. Mais les blancs sont défiants. Ils veillèrent; ils échangèrent, contre des pommes de terre, ces armes si redoutables entre leurs mains, qui grondent comme le tonnerre, frappent comme la foudre à leurs moindres désirs, mais qui deviennent muettes quand ils nous les ont vendues. Ils nous apportèrent des habits, des sabres, des marmites. Ils prirent notre phormium, notre jade vert, notre bois en échange, puis ils nous quittèrent; et avec eux, s'envola l'espoir d'un riche butin.

Je me souviens que mon père était un grand chef de Tavaï-pounamou, et que pendant les expéditions je restais dans le Pâ avec ma mère et mes frères, toutes les femmes et tous les enfants de la tribu. Mais un jour mon père revint blessé, et blessés aussi presque tous les guerriers qui l'accompagnaient. Les femmes poussèrent de grandes lamentations. Beaucoup prirent le tatu de veuves. On mit le tapou sur toutes les provisions de bouche, et pendant une nuit bien noire, par une pluie froide, au bruit du vent qui venait des montagnes de neige, je sortis avec ma mère, avec toutes les femmes, tous les enfants, avec tous les guerriers, mon père en tête, et me rendis au bord de la mer. Là des canots de toutes tailles, de toutes formes, les uns simples, les autres doubles, nous attendaient. Ils étaient munis de racines de fougère et de poissons secs. Nous allions partir. J'allais dire un adieu éternel à ma terre natale, au Pâ que mes ancêtres avaient construit et tant de fois défendu.

Pendant que, nombreux comme un vol de ramiers, nous montions tous dans nos canots et que mon père

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distribuait ses trois cents guerriers, de manière à assurer et protéger notre marche, une grande lueur parut dans la direction de notre Pâ, puis la flamme s'éleva jusqu'aux nuages. La forteresse de nos pères était la proie des flammes. Nous partions sans espoir de retour. Il fallait aborder sur une plage hospitalière ou mourir au fond de la mer.

Après des jours et des nuits passés sur l'eau sans rien voir que la mer agitée, sans rien sentir que lèvent froid qui venait des montagnes de neige, sans manger rien que des racines de fougère, sans rien boire que l'eau de la pluie que le vent nous chassait dans la bouche, nous allions toujours interroger les secrets de la mer. Nous poussions nos canots vers les contrées où le soleil se lève, sans qu'il parût se rapprocher de nous. Déjà nous manquions de vivres, déjà nous avions sacrifié quelques esclaves pour soutenir les forces des guerriers et calmer la faim de leurs jeunes fils, et la terre ne paraissait pas devant nous. Mon père, le grand chef d'une tribu naguère si redoutable, et alors si affaiblie que nous devions fuir nos ennemis, appela le prêtre qui était dans un canot voisin; il lui commanda de prier le père des dieux, le grand Noui-Atoua, pour que nous vissions la terre; lui promettant, si nos voeux étaient exaucés, autant de victimes humaines que le dieu lui en demanderait. Mais en même temps déclarant que si, sous deux jours on ne voyait rien, l'image du dieu serait outragée et jetée à l'eau, et que lui, son prêtre, il serait tué et mangé. Le prêtre eut peur, il pria, et nos dieux exaucèrent ses prières. Le lendemain nous entrions dans la baie de l'ouest et venions débarquer là-bas tout près de la rivière, en face d'un village que le nôtre devait remplacer bientôt.

Les habitants vinrent à notre rencontre en jetant

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de grands cris. Je ne sais s'ils parlaient la même langue que nous; j'étais si jeune alors. Mais je me souviens qu'ils étaient moins grands que nos guerriers, plus noirs et moins beaux. Leurs figures étaient unies, tandis que celles des nôtres étaient illustrées des plus belles couleurs. Leurs armes étaient moins longues et moins dures que les nôtres. Après un combat de quelques heures, ils s'enfuirent. On les poursuivit dans leurs retraites les plus cachées, et ils ne purent se réfugier dans leur pâ; ils n'en avaient jamais eu. Le combat du premier jour ne fut que le prélude de nombreux combats. Les habitants de tous les cantons de l'ile vinrent joindre leurs efforts à ceux des vaincus de la baie de l'ouest. Mais leurs défaites successives diminuèrent leurs forces en même temps qu'elles augmentaient le courage des nôtres. Chaque jour de nouvelles victoires nous donnaient de nouvelles victimes, et les femmes et les enfants ne se nourrissaient plus que de la chair des vaincus. Quel bon temps que ce temps-là! Mais comme il est déjà loin de nous!

Toutes les batailles ne furent pourtant pas des victoires. Les ennemis se réunirent en grand nombre, il nous fallut fuir à notre tour, nous rembarquer dans nos canots, gagner de nouveaux points de l'île où les guerriers ne nous attendaient pas, et où nous pouvions égorger à notre aise, les vieillards et les enfants. Il me semble voir encore ces scènes de carnage, boire encore le sang des vaincus du jour, dans le crâne des vaincus de la veille! Pourquoi ces beaux jours de ma jeunesse ne reviennent-ils plus? parce que nous avons oublié nos dieux sans doute.

Enfin, après une grande bataille qui dura toute une journée, nous ne vîmes plus d'ennemis debout. Mais nous avions tant et tant de morts devant nous, que

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nous ne pouvions les manger tous. Pour les conserver, nous les avons séchés et fumés. -- Horreur, m'écriai-je involontairement, en regardant le vieillard avec l'effroi que m'inspirait sa figure de fauve affamée. Pourquoi tuer tous les vaincus, lui criai-je avec une certaine violence? -- Pourquoi les tuer? me répondit-il avec calme, mais, pour ne pas être tués par eux. Ils avaient la terre à notre arrivée, nous la voulions. La force décida du droit, et notre tribu si peu nombreuse qu'elle fût, comptait de si vaillants guerriers qu'elle fut victorieuse. Que pouvaient ces misérables noirs, contre des Maourys, tatoués, armés et conduits par mon père! Ils cédèrent, ils fuirent, et quand on les rencontrait seuls ou avec leurs familles, on les tuait et on les mangeait. Puis un jour le carnage parut si grand qu'on ne put tout manger et on les fuma pour les conserver. Qu'eussiez-vous fait à notre place? La guerre avait empêché de planter des pommes de terre; la famine serait venue; il fallait manger pourtant. On mangea les vaincus. A mesure que la faim nous prenait, nous tuions une femme ou un enfant, conservés pour nos besoins futurs. C'est ainsi que nous arrivâmes à la récolte des pommes de terre nouvelles; il nous restait encore à ce moment-là quelques enfants de nos anciens ennemis; nous les avons conservés, et vous pouvez les voir vivre au milieu de nous. Ils sont comme moi, maintenant, ils ont vieilli. Ils avaient vécu esclaves pendant longtemps; mais toutes les bonnes traditions s'effacent; les anciens esclaves sont presque aussi puissants que leurs maîtres. Où sont les temps de ma jeunesse? Où sont nos bons repas où nous buvions le sang chaud des vaincus, où nous avalions son oeil, où nous repaissions nos bouches et nos yeux de carnage? Ces beaux temps ne reviendront plus. Le chef n'est

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plus chef que de nom. Il ne peut plus boire que de l'eau de feu, qui l'abrutit, manger que les patates, qui l'énervent. Mais la chair pantelante d'un ennemi qui vient de rouler à ses pieds, il doit y renoncer pour toujours. Voilà, voilà les fruits de l'abandon des dieux de nos pères!"

Et le vieillard à moitié ivre, nous regardait tout haletant, et dans ses yeux la soif du sang se lisait encore, malgré l'abrutissement où le plongeait l'alcool. Il me semblait voir une hyène quand elle va déterrer les cadavres. Je ne pouvais regarder ce cannibale sans ressentir le frisson, et je m'éloignai ce soir-là sans caresser sa fille, qui dormait tranquillement sur le sein de Mme John.

La population primitive a donc disparu, comme disait le vieux chef. Les quelques hommes qui ont échappé, grâce à leur jeunesse et à l'arrivée des pommes de terre nouvelles, sont vieux aujourd'hui. Ils présentent encore certains caractères qui les distinguent des conquérants; mais leurs enfants provenant de leur union avec les filles maourys se confondent avec cette dernière race.

Inutile maintenant de se demander encore d'où venaient les habitants détruits par les Zélandais et que Brongton avait trouvés à Chatam en 1791. Il serait à peu près impossible de répondre catégoriquement à cette question. Nous nous en tiendrons donc aux suppositions que j'ai faites sur l'origine de cette population.

Les baleiniers visitent souvent les îles sauvages où ils peuvent se procurer des vivres frais en échange d'étoffes de petite valeur. L'île Chatam était un excellent point de relâche, pour les navires qui faisaient la saison dite de la Nouvelle-Zélande. Ils pouvaient, après une croisière de deux mois par 38° et 40° latitude, venir se

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reposer un peu en janvier et terminer leur pêche par une nouvelle croisière au sud de l'île Steward, vers Bounty, et l'île Antipode.

Le baleinier français, le Jean-Bart, fidèle aux traditions du métier, vint donc en relâche dans la grande baie de l'ouest. L'équipage avait faim de porc frais et de légumes, mais il avait soif aussi de certaines jouissances qu'une privation de six mois avait transformées en véritable passion. Tout alla bien pendant les premiers jours, et quoiqu'un moraliste, un peu rigide, eût pu trouver beaucoup à redire aux relations par trop intimes de l'équipage avec la population féminine du pays, aucun désordre apparent n'eut lieu d'abord. Les ombres de la nuit voilaient les scènes licencieuses, et dans le jour, on se bornait à procéder aux transactions commerciales, aux échanges de légumes, à l'arrimage du bois et de l'eau. Tout était donc pour le mieux, quand un matin la bonne harmonie cessa tout à coup. Aux relations faciles, aux échanges fréquents, aux plaisirs bruyants et éhontés autorisés par l'habitude, succéda un silence de mort, précurseur de la guerre, mais d'une guerre de sauvages, implacable, sans grâce ni merci. On n'a jamais bien su à quoi devait être attribuée cette rupture si brusque. Tant déversions diverses ont circulé à ce sujet, qu'il est bien difficile de débrouiller ce chaos et d'en faire sortir la vérité. Toujours est-il qu'une scène d'amour plus ou moins coupable, plus ou moins barbare, atroce même, selon certains récits, parait avoir été le point de départ des hostilités.

Les Maourys sont très-jaloux de leurs femmes. Considérant ces malheureuses créatures comme leur propriété, ils les veulent entières et exclusives, et s'arrogent impunément le droit de punir par la mutilation, par

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la mort même, non-seulement l'adultère, mais les seuls soupçons de ce crime. A côté de cet excès de rigueur, règne l'excès de la licence. Les femmes libres des liens conjugaux usent de leur corps avec une liberté que les moeurs encouragent. La jeune fille livre ses charmes aux appétits grossiers des marins, bien avant l'âge où les besoins de la nature pourraient expliquer un pareil libertinage. Les parents, à l'arrivée des navires, viennent à bord, offrent leurs jeunes enfants comme ils feraient d'une marchandise de choix, et, le prix de leur honte en main, ils se retirent, laissant les malheureuses en butte aux outrages d'hommes d'une brutalité révoltante.

Le matelot est prodigue. Il achète volontiers à grands frais des faveurs que la nature permet d'accorder, mais rougit de vendre. Il les paye sans scrupule; mais quand son argent est compté, il veut user de ses droits quoi qu'il doive arriver. Heureuses encore quand les pauvres victimes de la luxure des uns et de l'avarice des autres ne remportent pas à terre des maladies contagieuses et incurables. On répugne à rapporter de pareilles horreurs, et pourtant il faut dire la vérité, si on veut écrire l'histoire. Ces jeunes filles ainsi vendues et polluées ne s'en marient pas moins plus tard, et, comme elles né doivent jamais être que des esclaves, les maris les trouvent toujours assez dignes de leur condition.

De toutes les versions sur les actes honteux que la légende reproche aux hommes du Jean-Bart, deux surtout paraissent avoir une certaine notoriété. Sont-elles vraies toutes les deux, ou bien ne le sont-elles ni l'une ni l'autre? je ne saurais le décider.

On raconte donc qu'un chef avait une épouse qu'il aimait par-dessus toutes, et dont la beauté justifiait ses

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préférences. Il eut la faiblesse de la conduire sur le navire étranger. Le capitaine la vit, et la désira. Il fit jeter le mari à terre et, malgré la résistance de cette malheureuse, il assouvit sur elle sa passion coupable. D'autres disent que ce fut bien pis qu'un simple adultère, et le fait est si épouvantable que je n'ose, en vérité, pas l'articuler. Une toute jeune fille était échue à un matelot brutal et ivre. Cette pauvre petite, par suite de l'exiguïté de sa taille, ne pouvait répondre à l'horrible passion du monstre qui la tenait dans ses griffes. On dit qu'alors le forcené, fou de luxure et soûl de vin, s'arma d'un couteau, et, par une mutilation sans nom, fraya un chemin aux plus affreux débordements qu'on puisse imaginer. Pour l'honneur de l'humanité, croyons à la fausseté de cette dernière relation.

Quoi qu'il en soit de la cause de la rupture, un matin toute communication cessa entre le navire et la terre; les Maourys se retirèrent dans les bois. Le silence régna sur la plage, silence plein de menaces, précurseur du plus furieux des orages. Si les reproches adressés aux blancs sont fondés, qui ne voit dans la disparition des sauvages, dans leur retraite momentanée, dans l'abandon de leurs cases, les préparatifs d'un acte de représailles terrible? que si, au contraire, les Maourys n'inventent cette accusation infâme que pour masquer leur soif de sang humain, qui ne verra dans leur conduite un horrible complot de cannibales, préparant un repas des plus grands jours de fête?

Il paraît que le capitaine mis ainsi en quarantaine, prévit le danger qui le menaçait et voulut fuir. On vira sur l'ancre, on déferla les voiles, mais le calme fut le complice ou le vengeur des sauvages. Il fallut mouiller

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de nouveau, sous peine d'être drossé sur les roches, et l'équipage dut se résigner à passer la nuit, exposé aux coups d'un ennemi qui, pour être invisible, n'en était que plus dangereux. Si quelqu'un avait à se reprocher les atrocités que j'ai rapportées plus haut, si seulement il avait été commis de ces galanteries exagérées qu'on regarde comme innocentes quand les sauvages doivent seules en souffrir, tandis qu'elles seraient punies des galères en France, on dut voir venir une nuit si menaçante avec de bien grandes inquiétudes. Il paraît qu'à tout hasard, chacun s'arma sur le navire, chacun se tint aux aguets et se promit de vendre au moins chèrement sa vie.

Qu'arriva-t-il pendant cette nuit néfaste? on l'ignore; mais on suppose que les Maourys abordèrent le navire en forces suffisantes, qu'ils montèrent à bord par plusieurs points à la fois, qu'il y eut un combat acharné, et que tout l'équipage français périt. Le vieux chef, mon cicérone habituel, se taisait sur ce point ou me disait des mensonges. Il prétendait que les blancs, désespérant de sortir de la baie avec leur navire, l'avaient abandonné, étaient montés dans leurs pirogues et avaient fait voile pour la Nouvelle-Zélande. Cette version ne peut se soutenir, car on a trouvé plus tard, sur la plage, des débris de pirogues qui n'avaient pas pu, par conséquent, être emmenés au large. L'arrivée des sauvages pendant la nuit, le combat, le carnage, la mort de tous les Français, c'est là l'idée à laquelle on doit toujours revenir.

Le lendemain matin, quand le soleil se leva sur cette scène de deuil, le navire était en feu; les Maourys vainqueurs s'étaient retirés sur la plage et jouissaient de leur triomphe, probablement en mangeant les ennemis qu'ils avaient tués. Les blessures des sauvages

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sont des témoignages irrécusables d'un combat acharné. Aussi, bien que les habitants actuels prétendent qu'il n'y a eu aucune lutte, que le carnage dont on parle tant, est une supposition faite par les Français, pour excuser les actes de représailles qu'ils sont venus exercer depuis, il reste à peu près constant pour tout le monde, qu'il y a eu un combat corps à corps pendant la nuit, mort d'un grand nombre de Maourys, extermination des Français, enlèvement de quelques provisions et ustensiles, et enfin, incendie du navire.

Certes si on admet que nos compatriotes ont été victimes de la perfidie des sauvages, ce massacre criait vengeance. Si même on reconnaît la vérité du crime que la légende prête à un ou deux hommes du bord, l'expiation fut bien cruelle, puisqu'elle s'étendit à trente-quatre innocents sur trente-six hommes qui étaient à bord. Mais du moins cet exemple terrible devrait rendre les blancs plus prudents, plus circonspects, quand ils abordent sur des pays sauvages. A ces enfants incultes de la nature, à ces hommes qui ont autant d'instincts animaux que de sentiments humains, est-ce que les Européens ne doivent pas, avant tout, des exemples de loyauté, de décence, de moralité? que leur enseignent-ils cependant le plus souvent? le vol, la débauche, toutes les passions brutales et honteuses.

Les Américains qui fréquentaient Chatam depuis longtemps déjà, continuèrent de le faire sans avoir jamais à le regretter. Les Français même reprirent plus tard le chemin de cette île; mais ce fut seulement après qu'une vengeance éclatante eût été tirée des habitants de la baie par un officier d'un grand mérite, le capitaine Cécile. On sait que deux chefs furent emmenés sur la corvette l'Héroïne, et que ni l'un ni l'autre

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ne revit son pays, l'un mourut de nostalgie, l'autre se suicida. Eh bien! le vieux chef se félicite d'autant plus aujourd'hui d'avoir échappé aux Français qu'il était le plus grand chef de l'île, qu'il a probablement mangé sa part de l'équipage du Jean-Bart, et qu'il est persuadé que ses deux compatriotes ont été mangés par les Français. "Les Français ont pris les Maourys, me disait-il avec son ricanement amer, ils les ont engraissés et mangés. Oui, oui, les Français mangent les Maourys, et par malheur, les Maourys ne peuvent plus manger de Français!" Et le vieillard grinçait les dents et pleurait de rage.


IV

M. Bockett.

La vie qu'on passe en rade tient de la vie de terre et de celle de la mer. Tous les matins nous quittions le bord, pour y rentrer le soir. Quand je dis nous, je veux parler seulement du capitaine et de moi. Le second est toujours condamné à garder le navire, et j'en ai connu qui ne sont pas restés une heure à terre pendant une relâche de deux mois; c'est là une des obligations de leur position. Les officiers et l'équipage passent leur temps à faire les corvées du dehors, les travaux intérieurs d'arrimage, les réparations du gréement et à courir bon bord, où l'on vend de l'alcool, où l'on rencontre des copies plus ou moins avouables du beau sexe, et où s'échangent librement des coups de poing. Il faut au matelot, pour que l'équilibre se rétablisse

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dans son économie, des exercices violents de toute nature. Les excès mêmes auxquels il s'abandonne en relâche, lui donnent une nouvelle vigueur à la mer. Il y a pourtant des hommes qui ne vont presque jamais à terre, par goût, par habitude, ou enfin par punition. Tels cuisiniers, maîtres d'hôtel ou mousses, ont fait le tour du monde sans avoir vu autre chose en dehors du navire, que la jetée du havre au départ et à l'arrivée.

J'ai parlé ailleurs de l'influence de la terre sur la santé des équipages, et je ne veux y revenir ici que pour faire remarquer qu'il suffit d'être sous le vent d'une terre salubre, de recevoir chaque jour quelques provisions fraîches, de respirer, de humer les bonnes exhalaisons des végétaux, pour que des hommes fatigués d'une longue traversée, retrouvent rapidement toute leur énergie et leur vivacité. Nous avions à notre arrivée à Chatam neuf mois de voyage et presque neuf mois de mer. Nos hommes avaient perdu leur entrain et leur bonne humeur. Les chants, les querelles, les rixes ne s'entendaient plus sur le pont; déjà quelques novices étaient réellement scorbutiques. Pendant notre relâche, qui dura une vingtaine de jours seulement, on administra aux plus malades des bains d'air au soleil et à l'abri des falaises, des promenades sur la grève, de bons sommes dans l'herbe, quelques gourmades qualifiées du nom de poussées amicales, et la santé générale était florissante au départ. Les prescriptions médicales ne sont pas, sur un baleinier, précisément de même nature que dans un boudoir de petite maîtresse, et pourtant, on guérit au moins aussi vite et aussi bien.

Pour moi, je m'étais promis d'aller à terre le plus possible, et je me tins parole en y allant tous les jours.

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J'y trouvais quelques distractions et quelques sujets d'étude; d'ailleurs qu'aurais-je fait à bord?

Ma seconde sortie fut pour le fond de la crique. Le capitaine qui gouvernait la pirogue profita de la haute mer pour doubler la barre sans accident, entrer dans la rivière et me déposer, comme une jeune mariée, le long d'un quai commencé par les Maourys sous l'inspiration du magistrat, et abandonné bientôt comme travail de trop longue haleine. Il y en avait assez pour que je pusse sauter à terre sans mouiller mes souliers. C'était l'important pour moi.

En face de nous, une agglomération de huit ou dix cases pouvait à la rigueur passer pour un village. Seulement les clôtures, les cours, les habitations mêmes étaient tellement enchevêtrés qu'il me fut impossible de découvrir l'apparence d'une rue, et que je ne pus visiter que deux ménages d'indigènes.

Toutes les cases se ressemblent par la forme et l'aspect extérieur, elles ne diffèrent que par les dimensions: parallélogramme allongé; murs en tiges perpendiculaires de bois sec, juxtaposées et réunies au moyen de tresses de phormium; toit en plan incliné couvert de roseau; intérieur sale et noirci par la fumée; sol en terre battue; quelques nattes, et des peaux de boeufs dans les coins; au milieu, un foyer composé de pierres placées en rond, et entre lesquels brûle du bois sec cuisant les pommes de terre dans une marmite de fonte; sur les charbons ardents, de grosses tranches d'anguilles grillant avec un pétillement particulier et une odeur désagréable; voilà la case du Maoury. Autour du feu, la famille est accroupie, occupée à se chauffer, à fumer, à causer, à manger ou à dormir. Les lits se composent de tas d'herbes sur lesquels sont étendues les peaux.

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Un simple coup d'oeil jeté sur les habitations et leurs rares ustensiles, conduit pourtant assez vite à constater un propres réel, je dirais presque très-grand, si j'osais, dans l'état social de ce peuple appelé depuis si peu de temps aux bénéfices de la civilisation.

Il y a cinquante ans, les Maourys mangeaient leurs ennemis vaincus. En 1837, ils dévoraient l'équipage du Jean-Bart et aujourd'hui encore les vieux représentants de cette époque mangeraient volontiers quelques morceaux choisis de chair humaine en souvenance des repas de leur jeunesse; mais la population adulte ne parle plus de ces festins de bêtes féroces qu'avec horreur. En 1840, je n'avais pu entrer dans les cases qu'en me traînant sur les genoux. Aujourd'hui on s'y tient debout et on y marche. Les boeufs ne fournissent pas seulement aux besoins de l'alimentation, ils commencent à aider l'homme dans ses travaux agricoles et vont jusqu'à contribuer à la moralisation, en séparant les sexes et les âges pendant le sommeil. Chacun couche sur une peau de boeuf, chacun a par conséquent son lit particulier: de là, tendance à la disparition de la promiscuité. La marmite à elle seule est venue apporter une immense amélioration dans les procédés culinaires. On ne mangeait que des viandes et des légumes grillés, on peut maintenant les manger bouillis. Donc, sans aller plus loin dans l'étude de la vie actuelle et des nouvelles habitudes, à la simple inspection de la case, je puis juger qu'une vraie révolution sociale s'est déjà opérée, dans cette population si sauvage encore. Ce qu'elle regardait naguère comme des superfluités ridicules, elle a commencé par le considérer comme utile, et maintenant tout cela devient pour elle de première nécessité. Otez la marmite, et l'alimentation va perdre tous ses charmes; enlevez les

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fourrures et le même tas d'herbes redeviendra la couche commune à toute la famille. Ainsi marche la civilisation, à petits pas continus ou intermittents; en tout cas, une fois son évolution commencée, elle progresse toujours, à moins d'être noyée sous une nouvelle inondation de barbarie.

Au bout du groupe des cases indigènes, en remontant le cours de la rivière, apparaissait une véritable maison; non pas une maison de grand seigneur, mais cependant une habitation européenne, semblable à celle de John et plus grande qu'elle. Trois ouvertures sur la façade, une porte et deux fenêtres; un appentis par derrière, des fenêtres en mansardes au premier; toute cette disposition appréciable du dehors, faisait supposer à l'intérieur, un logement très-suffisant. Là demeurait le magistrat, et je regrettai encore plus que je ne l'avais fait la veille, en voyant ce frais cottage, la sotte querelle qui m'empêchait de faire plus ample connaissance avec le représentant de l'autorité légale de Chatam. Par suite de ce ridicule mal entendu, je me vis forcé de regarder de loin, de me faire à moi seul et pour moi seul les réflexions suggérées par chacune de mes observations, et de renoncer à prendre le moindre renseignement sur l'administration du pays. Je suppose qu'on administre très-peu, le moins possible, pas du tout peut-être. A la grandeur, à la beauté du jardin qui touchait à la maison, aux arbres fruitiers nombreux, aux légumes de toutes sortes, je jugeai qu'on grattait moins le papier que la terre chez le magistrat, et intérieurement, je lui en adressai mes sincères félicitations.

Nous n'avions aucun but spécial de promenade, nous ne connaissions rien du pays et il nous importait peu d'aller ici ou là; nous suivîmes donc le premier

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sentier qui se présenta à nos regards. Il remontait la rivière en longeant sa berge à droite. Nous avions fait cent pas à peine, qu'un beau troupeau de vaches paissant dans une prairie bien herbue, s'offrit à nos regards. Plus loin, d'autres vaches, des boeufs, des moutons, des chevaux, des juments avec leurs poulains, passaient près de nous sans éprouver ni inspirer de frayeur. Habitués au voisinage des hommes, ces animaux semblaient nous dire: "Nous vous connaissons, nous ne sommes pas des sauvages, comme vous le pensiez sans doute, avant votre arrivée. Nous sommes les compagnons, les amis de l'homme; nous lui donnons notre travail, notre laine ou notre lait; et lui, il nous prépare ses gras pâturages." Plus loin je voyais une belle bande d'oies privées, bien propres, bien luisantes, bien grasses; elles sortaient de là rivière pour picorer l'herbe de la rive. Au milieu de l'eau, de nombreux canards domestiques nageaient, plongeaient et faisaient retentir l'air de leur cri discordant. J'avoue que tout d'abord je fus dérouté. J'avais cru aborder sur une terre sauvage, et dès mes premiers pas, je voyais le témoignage du travail de l'homme de notre époque et de notre pays. Où je ne supposais que la fougère et les pommes de terre pour aliments, je pouvais passer du roast-beef au beefsteak, du boeuf au mouton; où j'avais cru ne rencontrer que des sauvages infatigables à la course, c'est vrai, mais enfin ne marchant que sur leurs propres jambes, je les voyais caracoler sur des chevaux comme s'ils eussent fait corps avec eux.

On ne saurait se figurer l'habilité que tous les sauvages acquièrent dans le maniement des chevaux. Ils deviennent avec une rapidité extraordinaire d'excellents écuyers, et c'est pour eux un immense plaisir de lutter à cheval de vitesse, d'adresse et de force. Tous les jours,

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je voyais des courses sur la grève, et ce qui me frappait surtout, ce n'était pas précisément de voir des cavaliers sans éperons, sans chaussures et souvent sans habits, il en devait être ainsi; mais c'était de voir les chevaux couverts d'une excellente selle à l'anglaise et armés d'une bride en cuir verni. Cette simple circonstance me plongeait dans la stupéfaction. J'avais vu déjà bien des sauvages monter à cheval aux Sandwich, dans l'Amérique du Sud, au Chili surtout où les Indiens excellent dans ces exercices, et je les avais vus partout monter des chevaux, aussi peu vêtus qu'eux-mêmes. Ici il y avait un contraste complet. Les chevaux étaient harnachés comme s'ils fussent sortis de l'écurie d'un gentleman rider et les cavaliers n'avaient pas toujours des fonds de culotte. En sus de cette anomalie qui étonne, il en existe bien encore une autre qui choque. Pendant que les hommes galopent sur leurs montures, en faisant mille évolutions plus ou moins curieuses ou grotesques, la femme est condamnée à faire ses courses à pied et lourdement chargée. Sur son dos, un panier de patates, un enfant par-dessus, deux ou trois autres autour d'elle, et la voilà qui chemine bien péniblement. Arrive souvent à sa rencontre son mari qui retient un moment l'ardeur de son coursier, la gourmande sur sa lenteur, et reprend sa course rapide. Si donc la fée de la civilisation est venue donner la première impulsion à la révolution sociale qui s'opère dans le pays, le sexe faible attend la fée de la justice et l'attendra peut-être encore longtemps.

Je ne puis résister au plaisir de faire des réflexions sur chaque objet nouveau que je vois, au risque de me répéter. Je me demandais donc à quelle puissante impulsion, à quel effort gouvernemental, à quels sacrifices d'argent étaient dus tous les résultats déjà ob-

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tenus, et tous ceux que promettait un prochain avenir, et je me donnais cette réponse toute simple: "Le progrès est venu à Chatam, apporté par deux ou trois Européens. Leurs armes furent des outils, leurs coopérateurs des animaux domestiques, leurs imitateurs des sauvages, excités par l'exemple, et déterminés par la persuasion. Jusqu'à présent, ni le sabre, ni l'épaulette, ni la soutane ne sont venus apporter, ni leurs concours, ni leurs entraves. Un seul magistrat assiste à l'évolution du mouvement social, sans le pousser en avant ni l'arrêter dans son essort. Il dépouille volontiers sa magistrature pour tailler ses poiriers, et son exemple, comme jardinier, est plus suivi que son autorité de maître n'est redoutée. Mais, entrons plus avant dans le pays, nous sommes bien loin du terme de notre étonnement. Je devais, quant à moi, aller ce jour-là de surprise en surprise.

Après avoir franchi un bras de la rivière, sur un pont grossier, mais suffisant, nous nous avançâmes dans le delta formé par les deux cours d'eau en suivant toujours le sentier tracé. Là, de véritables merveilles s'offrirent à nos regards. Des poiriers, des pommiers, et tous les arbres fruitiers de l'Europe, admirables de jeunesse et de vigueur, lançaient en l'air de longues branches chargées de fruits. Les allées étaient bordées de fraisiers; de larges carrés étaient tous pleins de groseilles et de frambroises. L'oignon et tous les membres de sa famille s'étalaient en longues planches, et pour comble de bénédictions, (car Dieu avait béni ces arbres, ces fruits et ceux qui les cultivaient) au moment où mes yeux ne quittaient un arbre que pour en remarquer un autre, ne cessaient de regarder une pomme que pour mieux admirer une pêche, je me trouvai tout à coup au milieu d'un champ de blé, dont

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les tiges vertes encore, s'élevaient assez pour atteindre ma poitrine. Les petites fleurs grises qui frangeaient les épis me rappelaient les champs de nos contrées et je cherchai involontairement les coquelicots et les bluets. Ce blé était pour moi toute une révélation, c'était un miroir où je voyais mon pays, ma France, mes champs, mon nid, et aussi ma couvée. Et puis, on se souvient toujours de ses jeunes années. Enfant de la campagne, j'ai la prétention de m'entendre un peu en agriculture, et me voilà à admirer la régularité des sillons et la propreté du sol, à juger d'après les distances des tiges, de leur nombre et de leur rendement, à approuver ceci, à critiquer cela. J'ignore, en vérité, combien de temps je serais resté à regarder, à admirer, à juger, si je n'avais été détourné de mon observation par une apparition soudaine. Au moment où je fouillais de l'oeil au plus épais de cette moisson prochaine, un homme à l'air placide, au regard affectueux, apparut devant moi. Les bras tendus avec amour vers son champ et vers son jardin, il semblait me dire: "Ce que vous admirez m'appartient, mais vous pouvez en prendre votre part; ces arbres que j'ai plantés, je vous en offre les fruits; ces légumes que j'arrose, venez les manger avec moi; venez goûter de ma vie douce et tranquille; venez partager mon bonheur." Tout en se laissant deviner par ses gestes, par son affabilité, par la bienveillance que je lisais dans tous ses traits, il formulait ses offres en anglais dont nous pénétrions plutôt le sens que nous ne comprenions les mots. Cependant, et qu'on nie après cela, la sympathie, malgré les difficultés que nous avions à causer, malgré la peine que nous avions à nous comprendre, grâce sans doute au site où nous étions, grâce à nos communes dispositions d'esprit, nous n'étions pas en présence de-

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puis dix minutes que déjà nous étions bons amis. Qu'on n'aille pas m'accuser d'entraînement, d'engouement romanesque, on aurait tort deux fois. Le capitaine Gilles, l'homme le plus calme, le plus froid qu'on puisse voir, fut séduit comme moi à première vue.

Le colon chez lequel le hasard nous avait conduits, le propriétaire de tous les beaux fruits que nous admirions tant et qui était si heureux et si fier de notre admiration, paraissait avoir une cinquantaine d'années. Il était demi-bourgeois, demi-manant, comme aurait dit la Fontaine. Je ne puis me lasser de répéter combien sa figure était avenante. Sans être précisément beau, il avait l'air si bon qu'il arrivait à un certain idéal de beauté. A cause du dimanche, sans doute, il était rasé de frais, et portait des habits de fête. Ses cheveux blonds encore, tombaient négligemment sur ses épaules, comme ceux des petits fermiers de la Sologne ou du Berry. Son habit tenait le milieu entre le paletot et la veste, et ses poches béantes de chaque côté, annonçaient qu'il y mettait souvent les mains. Une chemise d'indienne à carreaux bien propre, une cravate de couleur retombant par-dessus; un chapeau à larges bords, de gros souliers et un pantalon bleu complétaient sa toilette. Tout cela était bien simple, mais si propre, si bien brossé, si brillant, si luisant que c'était plaisir de le voir, plaisir de lui donner la main, de marcher à côté de lui. A sa manière de prononcer l'anglais, et surtout à sa tournure, on devinait un Allemand. Il appartenait en effet à la grande famille germanique. Son pays était Stuttgart, son nom Bockett. Ayant appris qu'un navire français était en rade, il se rendait à la plage pour inviter le capitaine à venir se reposer et se rafraîchir chez lui. Notre bonne étoile nous avait donc conduits chez un Européen qui

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se dérangeait pour aller nous chercher. Heureux de nous rencontrer à mi-chemin, nous hâtons le pas et traversons le champ de blé, un beau champ de pommes de terre à la suite, puis un pré où l'on fanait du foin récemment fauché, et nous atteignons bientôt la maison de notre nouvel ami.

La cour, vraie cour de ferme, s'étendait en avant jusqu'à la rivière, à laquelle on descendait par un large escalier de quatre à cinq marches; une embarcation était amarrée à ce petit débarcadère. Des outils agricoles en bois et en fer, témoignaient des efforts du propriétaire pour naturaliser dans son pays d'adoption, les usages de son pays natal. Des poules, des dindons, des canards annonçaient, par leur belle apparence, l'aisance de la famille. Un gros chien de garde vivait au milieu de la volaille sans l'effaroucher. Les veaux étaient habitués au licol, une vache attachée à un piquet attendait qu'on vint traire le lait chaud de sa grasse mamelle. Tout rappelait l'Europe; et la vie de l'homme autour de ces prodiges se multipliait dans toutes celles des animaux dont il s'entourait et qu'il élevait à son profit. A chaque nouvelle découverte, j'éprouvais une nouvelle surprise; "Voyez, disais-je! quel beau coq! comme ces petits canards sont bien conduits par une poule, et ces poulets qu'un chapon promène! et ces beaux lapins là-bas! et tout enfin! décidément nous sommes dans une ferme d'Europe, et sans l'encadrement du tableau, sans l'aspect sauvage de la montagne, l'illusion serait complète, je me croirais dans une riche province de France ou de Belgique." Maître Bockett jouissait de notre surprise, et son sourire bienveillant nous remerciait des compliments que nous ne cessions de lui adresser sur son travail et sur la multiplicité de son industrie.

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En examinant des objets aussi différents qu'un canot et une maison, des charrues et des meubles, en apprenant que le même homme avait fait tout cela, en comptant les animaux domestiques qu'il avait élevés, et j'étais loin de les compter tous, en entendant ce campagnard sans prétention parler anglais, allemand, maoury, en constatant qu'il faisait tout de ses mains, je me demandais s'il n'était pas bien supérieur à ces savants théoriciens qui parlent de tout, mais ne font rien. Quel homme pourrait être plus utile aux populations primitives, au milieu desquelles la Providence l'avait jeté! quel exemple serait meilleur, et surtout quel exemple serait aussi complet que le sien! s'il était donné à l'homme d'imiter de suite tout ce qui est bon, Chatam serait depuis longtemps déjà transformée en une vaste métairie. Mais les Maourys pour être très-intelligents, n'en sont pas moins des sauvages, et par suite, rebelles tout d'abord aux nouvelles impressions, aux améliorations qu'ils ne pourront comprendre qu'avec lenteur. Ils ont vu M. Bockett à l'oeuvre, et leur première opinion sur lui s'exprima par un sourire d'incrédulité. Que signifiaient à leurs yeux des défrichements dont ils ignoraient l'avantage, des plantations dont ils ne pouvaient pas même soupçonner les résultats? Ils goûtèrent avec dédain les premiers fruits obtenus. Ils ne les aimaient pas. On a besoin de s'habituer même aux meilleures choses. Puis ils envièrent ce que l'étranger savait retirer d'un sol qui ne leur donnait à eux presque rien, et aujourd'hui ils n'en sont qu'aux premières tentatives d'imitation.

La maison avait à peu près le même aspect que celle du magistrat; même nombre d'ouvertures, même élévation, même grandeur; au premier coup d'oeil, on voyait qu'elle avait été construite sur le même plan et

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sous la même inspiration, qu'elle en était la soeur. J'ai su plus tard, que c'était M. Bockett et un autre Allemand son associé et son ami qui avaient été les architectes, les entrepreneurs, charpentiers, maçons etc, de ces maisons, ainsi que de celle de John.

On entre d'abord dans une grande pièce servant d'antichambre, de salle d'attente, de dépôt d'outils et de provisions. Cette chambre d'un usage complexe, répond par sa grandeur aux besoins de toute nature de la profession multiple du propriétaire. Un escalier conduit aux chambres à coucher situées au premier étage. Au fond, une cuisine, garnie de cheminée, avec table au milieu, bancs en bois le long des murs, est habituellement occupée par la famille. C'est là qu'on prépare les aliments et qu'on les mange. A droite, un atelier de menuiserie et de charpente renferme une foule d'outils, d'autant plus précieux qu'il serait impossible de les remplacer, et qu'ils sont indispensables à leur propriétaire. Enfin à gauche s'ouvre le salon, la chambre de cérémonie, celle dans laquelle on reçoit les étrangers, et où se retire le maître pour lire, écrire, réfléchir, faire ses projets, les tracer sur le papier avant de procéder à leur exécution. Un vieux canapé garni en crin, une table en acajou, et une armoire-bibliothèque remplaçaient par une propreté recherchée, le luxe d'un plus riche ameublement. Les murs étaient crépis à la chaux, mais le fini du travail faisait croire à un revêtement de plâtre. Les cloisons étaient en bois, bien rabotées, ajustées et peintes. Les portes à panneaux, bien plantées sur leurs gonds roulaient facilement et sans bruit dans leurs ferrures. Les fenêtres étaient garnies de vitres. Toute la boiserie était peinte en gris, excepté la cheminée dont le chambranle était noir, et dont la vaste capacité per-

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mettait d'y placer des bûches dont la grosseur ferait honte aux misérables bûchettes que nous brûlons maintenant en France.

Une fois assis sur le canapé, nous faisons connaissance avec la famille de notre hôte et pouvons constater avec plaisir que Dieu a béni ses travaux de toute sorte. Fidèle observateur des lois sacrées du mariage, il s'est vu renaître dans neuf enfants, sept fils et deux filles. L'aîné des fils, grand garçon de dix-huit ans, capable de dompter un taureau, entra un moment, nous serra la main à nous coller les doigts, et disparut. Le plus jeune était encore au sein de sa mère. Deux jeunes filles de quinze à seize ans, s'occupaient des travaux du ménage, trayaient les vaches, soignaient le lait, faisaient le beurre, le fromage, et trouvaient encore le temps de jouer avec leurs petits frères. Quant aux gamins intermédiaires, ils gardaient les vaches, les volailles et se roulaient sur l'herbe avec leurs chiens. Mme Bockett était une grosse Allemande toute ronde, toute bonne, dépourvue complètement de ce que nous appelons la grâce. Chez elle les qualités brillantes s'effaçaient devant les qualités utiles; heureuse d'occuper dans son ménage la seconde place, que la nature assigne à l'épouse, elle était prévenante de si bon coeur, qu'en obéissant, elle ne paraissait pas obéir. Ajoutons à ses autres mérites celui de la fécondité et nous aurons le portrait d'une femme modèle dans un pays neuf, d'une femme convenable partout, pour que le ménage soit régulier, pour que la famille soit heureuse. C'était plaisir de voir comme cet homme doux et paisible était respecté par sa femme et ses enfants. Un mot de lui les faisait s'approcher; un regard les faisait disparaître. C'était le patriarche des anciens temps, bon sans familiarité, aimant sans faiblesse, ne frappant pas,

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mais caressant peu. J'admirais d'autant plus ce type du père de famille qu'il est à peu près perdu chez nous. En France maintenant, les parents sont les serviteurs de leurs enfants; c'est le monde renversé. Mais que faire à cela? c'est la mode. Nous savons bien que nous n'aimons pas mieux nos enfants que les Allemands aiment les leurs, mais nous les aimons autrement. C'est sans doute beau de se faire respecter, mais aussi c'est bien bon de se faire aimer, de jouer avec sa petite fille, d'écouter ses caprices, de les prévenir, de voir naître et grandir cette jeune volonté, de partager ses joies, de diminuer ses souffrances, d'essuyer les pleurs que la perte d'une rose, la vue d'un papillon, le désir d'un oiseau font couler. C'est si bon d'assister à l'évolution de cette jeune intelligence où on retrouve les qualités qu'on croit avoir, et les défauts dont on s'imagine s'être corrigé. C'est si bon de se baigner, comme en une mer d'eau de rose, dans ce sentiment si vaste, si sublime qui s'appelle l'amour paternel, qu'on y laisse bien souvent flotter à vau-l'eau sa dignité, sans s'inquiéter du moment où on la pourra ratraper. Pour M. Bockett, il était tout différent de ce que nous sommes, et si je n'enviais pas sa nature, du moins je l'admirais.

Après les compliments, vint la conversation sérieuse. On essaya de se faire un langage compréhensible. Des dictionnaires furent étendus sur la table. Nous nous enhardîmes le capitaine et moi à mal prononcer l'anglais, et notre hôte un peu polyglotte, comme tout bon Allemand, essaya de balbutier quelques mots français. Il nous les faisait prononcer d'abord à plusieurs reprises, puis il les répétait, en les ornant d'un accent qui nous réjouissait fort. Je m'amusais assez de cette double leçon de grammaire; mais de la part de

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M. Bockett c'était une ruse destinée à nous faire prendre patience. En effet avant que nous ayons pu nous ennuyer et songer à la retraite, on servait devant nous des gâteaux fumants et du lait couvert de son écume. Comme on avait bien prévenu nos désirs! nous n'aurions demandé que du lait, et c'était du lait qu'on nous offrait. Nous emplissions et vidions nos tasses avec une prestesse admirable. Le goûter pris, on alla visiter les jardins. D'abord le verger, grand et bel enclos où les arbres fruitiers disposés en allées bien larges, bien régulières, présentaient tous la forme de quenouilles, que les horticulteurs considèrent comme la plus favorable à la bonté des fruits, ensuite le potager où tous les légumes d'Europe se retrouvaient avec leur bonne mine et leur bonne saveur. Le climat se prête à ce qu'on récolte tout ce que nous récoltons en France. Enfin, quelques bordures de fleurs venaient témoigner d'une certaine recherche dans la vie de la famille. Utile dulci, me dit en souriant mon hôte. Je répondis du geste et admirai en silence.

Après les jardins, vinrent les champs; celui de blé, l'orgueil et la joie de l'agriculteur, un autre de pommes de terre, et une vaste prairie fournissant deux excellentes coupes de foin par an. Tout cela, champs et jardins, était entouré d'une excellente palissade qui défiait les déprédations des hommes et des animaux. Que de travail annonçait l'état florissant dans lequel je voyais toute cette propriété, et quand je comparais ces champs bien enclos, bien ensemencés, bien assainis, aux marécages, aux bois impénétrables, aux terrains vierges environnants, je désirais vivement savoir depuis combien de temps notre colon modèle habitait le pays, afin de juger du temps nécessaire à l'éclosion d'un véritable progrès parmi les indigènes. M. Bockett

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satisfît ma curiosité en me racontant son histoire à peu près dans les termes suivants: "J'ai quitté le Wurtemberg ma patrie, depuis vingt-cinq ans environ. J'étais fils d'un cultivateur; mais, ayant appris l'état de charpentier, dans ma jeunesse, je dus à cette double profession de subvenir plus facilement âmes besoins et de faire pour le compte d'autrui des travaux qui m'ont fourni un honnête salaire. Le point où je posai d'abord le pied, dans les terres australes, fut Akaroa où j'arrivai en 1840. Or vous savez qu'a cette époque, les Anglais venaient de prendre possession de la Nouvelle-Zélande et de ses annexes, en même temps qu'une expédition française venait de s'installer à Akaroa. A entendre vos compatriotes, la presqu'île de Banks n'avait pas assez de terre pour eux. Chaque Français voulait en défricher assez pour créer un vaste domaine. De nouveaux convois d'émigrants devaient, à chaque instant, venir renforcer la colonie naissante. Des navires de guerre en station permanente, appuyaient de leur force et de leur prestige, les prétentions plus ou moins légitimes de leurs concitoyens, en même temps que les Anglais revendiquaient le pays par le droit du premier occupant. Nous autres Allemands, nous nous étions modestement placés dans le fond de la baie qui porte encore notre nom, et nous craignions de nous trouver en cas de conflits, rangés tout naturellement du côté des vaincus; tout s'arrangea pourtant à l'amiable. Les navires français après avoir bien brûlé de la poudre, bien agité leur pavillon, bien promis aide et protection aux émigrants, s'éloignèrent un jour et ne reparurent plus. Le pays devint définitivement anglais et les colons aussi.

"Pour moi, j'avais eu peur. Je ne me souciais pas de semer pour qu'un autre récoltât, que cet autre fût Français ou Anglais: je résolus donc de quitter Akaroa.

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Si j'avais connu un coin de terre complètement inhabité, je m'y serais réfugié. Je crains tant la guerre que j'eusse voulu rencontrer un désert où nul homme n'eût jamais mis le pied avant moi, afin d'être en paix avec mes voisins. Mais les terres qui peuvent nourrir les hommes, sont toutes ou presque toutes habitées. J'avais pourtant entendu parler de Chatam comme d'une île où mes espérances se réaliseraient peut-être, et je vins ici chercher, près des sauvages, une indépendance qui m'était refusée près des hommes de ma race. Je reconnais aujourd'hui que je me suis fait à ce sujet de grosses illusions: en somme pourtant, je n'ai pas trop à me plaindre, et tel que me voilà, je remercie la Providence de m'avoir conduit ici.

"Je m'étais marié à Akaroa, à une de mes compatriotes, venue là avec sa famille. Tout ce que cette union m'avait promis de bonheur domestique s'est réalisé depuis. Heureux mari, heureux père, j'ai vieilli en voyant mon bonheur s'accroître à la naissance de chacun de mes enfants. J'étais venu d'Allemagne avec un ami d'enfance, que je n'avais jamais quitté. Quand je parlai de partir pour Chatam, il fit son paquet, et, à la fin de 1841, une goélette qui venait faire des échanges nous déposait sur l'île, ma femme, mon ami et moi. Nous nous étions munis de meubles, de linge, d'outils, de graines de plantes et de ces mille objets dont on est embarrassé en partant, mais qu'on retrouve toujours avec plaisir à l'arrivée. Je parlais un peu maoury. J'accompagnai donc le capitaine dans ses excursions à terre, j'assistai à ses marchés avec les indigènes, et j'obtins du grand chef, grâce à quelques cadeaux, l'autorisation de m'installer dans le pays, de construire une demeure et de cultiver des terres, en me conformant aux usages, à savoir, de respecter les terres marquées du signe de

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la possession, c'est-à-dire entourées de palissades, et d'entourer moi-même celles qui me seraient assignées, et dont je deviendrais, par ce fait seul, le légitime possesseur.

"J'étais donc arrivé assez vite au but que je poursuivais. J'avais des terres, ou du moins la possession d'une superficie suffisante. Je devais cette possession à une transaction honnête. Je ne craignais pas de nuire à autrui, puisque personne n'avait jamais possédé mon lot, et que la population indigène, forte alors comme aujourd'hui de six ou sept cents personnes, pouvait se mouvoir en tous sens, sans avoir à regretter un coin stérile à ses yeux, et qu'un étranger pouvait seul se résigner à cultiver. Je pus donc en toute sécurité construire ma demeure, tresser avec le duvet le plus fin le nid où s'élèverait ma couvée, et commencer cette vie douce et laborieuse de cultivateur, de père de famille et de chrétien que je mène ici depuis vingt-quatre ans.

"Chatam, ainsi que vous avez déjà pu le remarquer, est composée de terres assez maigres. Ses montagnes sont peu élevées; ses vallées sont toutes marécageuses, et plusieurs lacs d'eau douce, dont trois surtout ont une assez grande dimension, diminuent encore la surface de la terre arable. Les lacs renferment dans leurs eaux des quantités innombrables d'anguilles, dont se nourrissent les habitants, et leur surface est recouverte d'autant et peut-être de plus de canards sauvages, qui peuvent fournir aux chasseurs du plaisir et de bons dîners. Des rivières d'eau vive sillonnent l'île en tous sens et entretiennent partout une humidité favorable à la végétation; sur leurs bords, les arbres sont hauts, paraissent vigoureux, et sont entourés d'arbrisseaux disposés en fourrés impénétrables. Sur les montagnes,

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la végétation est moins active, et beaucoup de troncs morts présentent, au milieu de la verdure, leurs longs cadavres comme des témoignages irrécusables de la courte durée des choses.

"Toute cette production forestière présente, en somme, peu de valeur. Le bois résultant de son exploitation n'a pas de solidité et se pourrit vite. On reconnaît à l'user, qu'il a poussé dans un sol ou trop marécageux ou trop maigre pour servir à des constructions sérieuses. Aussi, malgré le grand nombre d'arbres qui croissent dans le pays, devons-nous tirer de la Nouvelle-Zélande les pièces de charpente et de menuiserie de nos maisons.

"Le premier établissement que je fondai à Chatam était à l'est de l'île, à cinq milles de cette vallée. Tout ce que vous voyez ici, je l'avais fait là-bas, et je puis dire que le succès avait dépassé mon attente. Nous avions, mon ami et moi, construit une maison, moins grande que celle-ci, mais aussi commode. Nous avions planté des arbres, semé des légumes, du blé même, comme vous le voyez autour de nous. Et, comme ici, tout avait prospéré à souhait; nous avions même plus de produits, parce que la terre est de meilleure qualité. Je dois avouer pourtant que les vents d'est étaient plus violents, et que nous avions un peu plus à souffrir des variations de la température.

"Toutes les relations que j'avais créées à Akaroa, j'eus soin de les conserver. Grâce aux caboteurs qui visitaient Chatam, je me procurai des volailles. J'avais trouvé des cochons, j'en améliorai la race par d'heureux croisements, Enfin nous reçûmes un jour quelques vaches, un taureau, des moutons, des chevaux et des juments avec leurs poulains. Il y a de cela une douzaine d'années, et cette immigration doit faire

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époque dans l'histoire de ce pays. C'est à partir de ce moment que commença à germer dans l'île la vie civilisée. Ces animaux nous venaient de la Nouvelle-Zélande, qui les avait elle-même reçus vingt ans plus tôt de Sydney. Aujourd'hui Chatam exporte à son tour, et nous avons en rade un brick qui vient prendre charge de boeufs, de cochons et de moutons pour les transporter à Otago, dont la nombreuse population de mineurs affame les contrées environnantes. Vous avez pu voir qu'il y a beaucoup d'animaux domestiques dans l'île. Je puis dire, avec une certaine satisfaction, que je suis pour une bonne part dans leur propagation; à nous deux, mon ami et moi, nous possédons en têtes de gros et menu bétail de quoi faire une fortune assez ronde en Europe. Non pas pourtant que les prix soient vils ici, mais enfin ils sont moins élevés que dans notre vieux monde. Un boeuf de moyenne taille se vend de sept à huit livres sterling; une bonne jument poulinière, douze livres; un poulain de deux ans, huit livres.

"Vous êtes étonnés sans doute de me voir ici, quand je m'étais d'abord établi ailleurs, et que je m'y trouvais bien. Que voulez-vous? J'avais fui les tracasseries, et les tracasseries m'ont poursuivi. Mes ennuis me sont justement venus de celui qui aurait dû me protéger et me préserver de la jalousie des autres.

"Jusqu'en 185., [sic] les Anglais s'étaient contentés de la souveraineté nominale de Chatam. Certes, les Maourys , et surtout les chefs, étaient loin de penser qu'il y eût dans le monde, en ce qui regardait leur pays, une autorité supérieure à la leur. Ils se croyaient bien les seuls maîtres par droit de conquête. A celui qui leur aurait dit qu'ils dépendaient de la Nouvelle-Zélande, laquelle dépendait de l'Australie, qui elle-même rele-

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vait de l'Angleterre, ils auraient répondu que Chatam appartenait aux Maourys au même titre que la Grande-Bretagne appartient aux Anglais. Ils se trompaient pourtant. Un décret de l'amirauté anglaise en avait fait une colonie-annexe, et un jour le gouvernement d'Aucland décida de prendre effectivement possession d'une souveraineté, jusque-là à peu près ignorée de tout le monde.

"On envoya donc un magistrat à Chatam. Seulement on eut soin de ne l'entourer d'aucun appareil militaire, d'aucun insigne qui rappelât la force. Pour les étrangers il devait être le magistrat de l'île, le représentant de l'autorité légale. Pour les naturels il n'était qu'un protecteur, qu'un percepteur de douanes au profit du pays, un missionnaire même appelé à prêcher la religion chrétienne. Les Anglais sont adroits, comme vous voyez. Ils ne voulaient pas exterminer, pour le moment du moins, les Maourys, dont ils ont besoin pour élever les bestiaux. Ils ne sont donc venus leur imposer aucune condition; loin de là, ils sont leurs bons amis; mais attendons la fin.

"Les Maourys accueillirent avec joie le magistrat envoyé par Aucland. Ils reçurent des bibles qu'ils ne savent pas lire, quoiqu'elles soient écrites dans leur langue, mais qu'ils peuvent toujours admirer. Ils se réunirent volontiers le dimanche dans une grande case appelée le temple, où le magistrat fit une lecture et une instruction religieuses. Leurs chefs même acceptèrent les titres d'agents de police et de douaniers. Dans ce village, par exemple, c'est le frère du grand chef qui est le caporal des douaniers; et le camarade est assez fier de son grade.

"Ainsi font les Anglais. Depuis longtemps déjà, ils avaient apprécié la valeur de Chatam. En prenant la

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Nouvelle-Zélande, ils avaient résolu de prendre aussi ce petit groupe comme une annexe, bien qu'il soit à près de trois cents lieues de distance des grandes îles. Le courant d'émigration, qui n'a commencé qu'après 1840 à la Nouvelle-Zélande, ne pouvait pas être dérivé de longtemps encore. On attendit donc avec patience. Un jour pourtant, quand l'île commençait à donner des produits alimentaires, et, par cela même, prenait une certaine valeur, on envoya un magistrat sans bruit, sans éclat, sans autres dépenses que son traitement de quatre cents livres. Grâce au bon vouloir des indigènes, ce magistrat isolé peut, au besoin, faire respecter ses droits souverains par les étrangers, témoin l'histoire du Gustave., obligé de recevoir un douanier à bord. Mais ce n'est pas tout. Si les Maourys élèvent des bestiaux, c'est surtout au profit de la Nouvelle-Zélande, où la consommation dépasse la production. On vient donc ici faire des chargements de boeufs et de moutons. Ce commencement de commerce jette de l'argent dans les cases des indigènes, et cet argent leur sert à acheter les selles, les brides, les éperons dont ils font parade, la vaisselle, les étoffes, les chaussures, tous les produits anglais enfin que les nouveaux besoins ou la seule curiosité font pénétrer chez eux.

"Le plus rigide philanthrope n'aurait pas le moindre mot à dire jusqu'à présent; mais prenons patience: ce qu'on a fait en Tasmanie, ce qu'on fait aujourd'hui à la Nouvelle-Zélande, doit nous indiquer ce qu'on fera ici. Cette déduction est forcée. Revenez dans une dizaine d'années, et vous vérifierez la justesse de ma prédiction. La Nouvelle-Zélande ne tardera pas à verser de son trop-plein de population sur Chatam comme sur toutes les annexes. Le courant d'immigration est si fort, la production humaine est si grande, qu'il semble

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en vérité que les vieilles fables grecques deviennent des réalités. Les pierres que nous jetons par-dessus nos têtes paraissent se changer en hommes. Les blancs ne tarderont donc pas à venir s'établir à Chatam. Déjà nous sommes une vingtaine d'Européens, tandis que nous étions restés deux pendant quinze ans. Bientôt les colons obtiendront des concessions du gouvernement. Ils se placeront nécessairement à côté des indigènes; mais vous savez que l'indigène a besoin, pour obtenir une récolte suffisante, d'une surface six fois aussi grande que celle qu'il lui faudrait s'il savait cultiver. On n'en prendra pas moins sur ses propres terres les portions qui ne seront pas en culture, lui laissant celles qu'il ne pourra plus ensemencer l'année suivante. Le pauvre Maoury se trouvera gêné, affamé surtout; et quand il se plaindra, on lui répondra de travailler à notre manière, comme s'il pouvait le faire immédiatement, lui qui ne l'a jamais fait. Ne croyez pas que je cherche à assombrir le tableau, je vous dis ce qu'on fera ici, parce que nous savons qu'on le fait depuis vingt ans à la Nouvelle-Zélande, où une partie de la population meurt de misère et de faim sur les quelques champs qu'on lui a laissés, et où les autres se révoltent contre des envahisseurs impitoyables, vont revendiquer, les armes à la main, la terre de leurs ancêtres, vendue pour un habit, et succombent courageusement sur un sol qu'ils ne peuvent reconquérir. Les acquéreurs ont pour eux la lettre des conventions, la loi humaine peut-être; mais certainement ils n'ont pas la loi de Dieu.

"Au reste, j'ai tort peut-être de prendre en grande pitié l'avenir des Maourys. Cette race, quelque soit sa beauté de formes et son intelligence, paraît condamnée à mourir comme toutes celles de l'Océanie. Le simple

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contact d'une race plus forte, plus industrieuse et surtout plus féconde paraît la frapper d'impuissance et de stérilité. Le dédain, sous lequel les Anglais l'écrasent, ne contribue donc pas plus à son anéantissement que la philanthropie française ne doit aider à la régénération des Nouveaux-Calédoniens. Le simple voisinage des blancs en grand nombre, tue les hommes de couleur, par le seul fait des obligations nouvelles qu'il leur impose. A l'aide d'un tout petit calcul, nous pourrions prédire assez sûrement l'époque de la disparition complète des Maourys à la Nouvelle-Zélande, à Chatam et partout.

"Ces réflexions m'ont éloigné de ma propre histoire. Je reviens donc vite à l'établissement du premier magistrat sur la côte est de l'île. Par malheur pour moi, ce monsieur s'établit tout près de mon domaine; par malheur aussi, cette propriété, où tout était en bon rapport, arbres, terres, prairies, excita son admiration d'abord, et bientôt sa convoitise. Une mauvaise pensée lui vint au coeur: il voulut jouir du travail d'autrui et s'approprier, par des moyens coupables, ce qu'un labeur de quinze années avait péniblement préparé, et qui devait désormais donner des jouissances faciles. Il pratiqua donc à mon égard, une suite de tracasseries qui finirent par me lasser. A l'entendre, ce que j'avais acheté des chefs, je devais l'acheter de nouveau du gouvernement colonial; je devais payer un impôt annuel comme les colons de la Nouvelle-Zélande; je devais payer pour le pacage de mes animaux; payer pour l'eau qu'ils buvaient; payer toujours enfin, et toujours devoir malgré cela. Je vis avec un profond chagrin où mon voisin voulait en venir; bien qu'il n'essayât pas d'employer la force, je le savais plus puissant que moi. Les chefs étaient ses

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courtisans; son autorité, pour être momentanément voilée, n'en était pas moins grande, et pouvait, en définitive, s'appuyer sur la légalité. Je cédai donc devant la force latente de mon implacable ami. Il fut décidé que je quitterais la maison que j'avais bâtie, les terres que j'avais arrosées de ma sueur, les arbres que j'avais plantés, greffés, élevés avec amour, les jardins où mes enfants avaient joué et grandi, mon foyer, que j'estimais plus encore pour ce qu'il m'avait coûté que pour ce qu'il valait réellement. Mon ami G..... avait découvert l'endroit où nous sommes. C'était un grand marécage que les indigènes n'auraient jamais pensé à mettre en culture. Nous l'achetâmes du chef et y vînmes faire les premiers travaux d'assainissement et de clôture. De jeunes arbres furent plantés, la maison s'éleva, les champs lurent ensemencés, et l'époque fixée pour l'abandon de notre chère demeure arrivée, nous partîmes, comme les Hébreux captifs, emportant nos plus jeunes enfants dans nos bras, traînant tristement les autres derrière nous. Nous vînmes recommencer ici toute cette vie de fatigues incessantes, dont nous abandonnions les fruits à l'avidité d'un étranger. Nous avions construit la ruche, pétri la cire, déposé le miel dans les alvéoles, et un frelon allait le manger. Je fus bien malheureux pendant les premiers jours, et je ne dus l'allégement de ma peine qu'à la résignation que nous impose la religion et à l'exagération du nouveau travail auquel j'étais condamné. Aujourd'hui, grâce à nos efforts, grâce surtout aux forces qui nous vinrent de la Providence, nous avons à peu près retrouvé l'aisance que nous avions laissée dans l'est. Pour éviter une nouvelle dépossession, nous avons fait au gouvernement d'Aucland une demande en concession; mais, jusqu'à présent, nous n'avons reçu aucune réponse Je

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crois qu'on atermoie à dessein; on attend que la population blanche s'accroisse un peu. D'ici là on respecte le statu quo. On nous laisse nous arranger comme nous pouvons avec les naturels, et, à part quelques ennuis, nous n'avons pas trop à nous plaindre de notre position."

Le récit de notre hôte, s'il nous avait intéressés, avait aussi pris beaucoup de temps; le jour baissait, il fallait prendre congé de cette admirable famille. Nous allions donc partir quand M. Bockett insista tant pour nous retenir à dîner, que nous ne pûmes nous soustraire à son amicale obsession. "Vous allez voir mon ami, nous dit-il, il ne tarde que le moment de rentrer. D'ailleurs tout est prêt, vos couverts sont mis; on a fait des gâteaux de fruits à votre intention, et vous ne pouvez pas vous dispenser de les manger. Voici ma fille ainée qui trait une vache pour que vous ayez du lait bien doux; vous ne voudriez pas faire à ma famille l'injure de paraître dédaigner nos modestes apprêts. Ne nous privez pas du plaisir de vous recevoir. Nous rencontrons si rarement des Européens, et je suis si heureux de vous voir apprécier notre sobriété, aimer notre alimentation modeste, notre boisson tempérante, que je ne crains pas de vous inviter à les partager. Les boissons alcooliques n'entrent jamais chez nous; je n'en bois pas, et tout naturellement je sympathise moins avec ceux qui les aiment qu'avec ceux qui se contentent de celles qui me sont habituelles."

Nous dînons donc chez M. Bockett. Je vois son ami, grand Allemand à l'air intelligent, à la figure douce, et à l'abord un peu froid. Je fis depuis plus ample connaissance avec les deux amis, je les comparais souvent en riant, aux célèbres modèles de l'amitié que nous fournit l'antiquité. Je les appelais Oreste et Pylade,

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Nisus et Euriale, Thésée et Pirythoüs, Orphée et Jason, etc. Mais je gardai toujours une préférence bien marquée pour celui que j'avais vu le premier.

Nous avons passé vingt jours à Chatam, et je ne pense pas être resté un jour sans aller visiter la jolie maison de la vallée Bockett (c'est ainsi que je l'appelais). Ce n'était certainement pas le point le plus pittoresque de l'île: la vue y était assez bornée. Mais le petit tableau champêtre que j'y avais sous les yeux, était si calme, si serein; il respirait tant l'innocence et le bonheur; il me rappelait si bien la campagne où j'avais passé ma première jeunesse, que j'y allais tous les jours avec un plaisir plus grand, et qu'une fois là, je ne pouvais pas en partir.



V

La Chasse.

Je voudrais bien pouvoir chanter:

J'étais bon chasseur autrefois.

j'en aurais du moins conservé quelque chose. Malheureusement je ne puis avoir cette prétention, ni pour le présent, ni pour le passé. Cependant je savais qu'il y avait beaucoup de gibier dans l'île et je voulais au moins faire preuve de bonne volonté en cherchant à donner à la cuisine du Gustave un peu plus de variété et d'abondance. Tous les matins je partais donc armé de pied en cap, et je prenais les airs vainqueurs et la tournure dégagée d'un chasseur émérite.

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Tout le gibier est à plumes. Si on laisse de côté un petit perroquet vert à bec noir et le touï, merle chanteur, que je respectais toujours comme l'ornement et l'animation des bois, comme aussi grand nombre d'oisillons qui voletaient dans mes jambes et se seraient volontiers posés sur mon fusil, tant ils comptaient sur mon dédain et sur leur maigre valeur, il reste peu d'espèces à choisir, mais les individus sont innombrables dans chacune.

Les pigeons ramiers ont des saisons de maigreur et d'autres d'enbonpoint. Pendant notre relâche, ils étaient délicieux; plus goûtés que nos pigeonneaux de France, ils étaient aussi plus tendres et plus gros.

Les canards étaient certainement représentés par plusieurs variétés, je ne saurais dire lesquels valaient le mieux, des gros ou des petits, des plus gris ou des plus bleus; nous les trouvions tous bons, seulement quand je pouvais faire râfle d'une jeune famille, j'arrivais à fournir un plat d'une délicatesse extrême, en ayant soin toutefois de séparer la mère de ses petits.

Un oiseau noir à bec jaune, que nous appelions notre poule, à cause de sa taille et de ses allures (pie de mer, je crois), variait un peu nos plaisirs. I1 avait surtout pour moi le mérite d'être moins abondant que les canards et de demander un peu plus d'adresse pour être atteint.

Enfin, je crois avoir rencontré des dindons sauvages; même taille, même forme, même couleur et même disposition de la crête que chez les dindons domestiques; mais plus de vivacité dans le vol, et plus d'éclat dans le plumage. On peut, je crois, attribuer leur présence à la fuite de dindons domestiques, ou même à un abandon volontaire. C'est ce qui est arrivé

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pour les porcs, dans toute la Nouvelle-Zélande et même dans Chatam aussi.

Que de poudre j'ai brûlée pendant ma relâche! que de plomb j'ai envoyé dans l'espace! que de déchirures j'ai faites à mes habits et à ma peau! que de bains de pieds j'ai pris jusqu'au ventre! mais aussi que de beaux succès j'ai obtenus! comme ma fatigue se dissipait sous le baume des éloges! comme ma vanité était flattée quand on m'appelait un bon chasseur! et comme on se fait vite illusion à soi-même! En revenant le soir à bord, avec cinq ou six ramiers et des douzaines de canards, je finissais par me croire moi-même un tireur de première force; j'oubliais que c'était à peine s'il m'avait fallu viser pour produire ce vrai massacre des innocents.

Parmi les lieux qui furent témoins de mes exploits, j'en citerai trois qui avaient surtout mes préférences. Les bords du lac, le plateau de la côte ouest de l'île, et la vallée où coulait la rivière de notre ami Bockett.

Pour me rendre au lac, je me faisais mettre à terre dans le fond de la crique à l'est du village. Je suivais la plage, l'espace d'un mille environ; je grimpais alors sur une petite falaise, je traversais par un chemin battu, une bordure de quelques centaines de mètres de bois et j'arrivais à un immense champ de pommes de terre.

J'ai déjà dit deux mots du signe de la possession, ou de la clôture à l'aide d'une palissade solide et continue. Les habitants ont sans doute apporté cette coutume de la Nouvelle-Zélande, et elle devient plus que jamais une nécessité, depuis que de nombreux animaux ont été importés. Les boeufs et les chevaux jouissent du bénéfice de la vaine pâture. Ils vaguent partout ou l'es-

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pace est libre, et l'herbe trouve ainsi son emploi tout naturel.

A mesure, au contraire, qu'on veut labourer, et ensemencer, on entoure sa terre et les animaux la respectent. Cette disposition a même d'autres avantages: elle détermine les limites; elle habitue les gens à se faire une idée nette de la propriété. Ainsi personne ne passe dans une propriété enclose, à moins d'une disposition spéciale dans la clôture. Le champ auprès duquel j'arrivais était beaucoup trop grand pour appartenir à une seule personne; on aurait plutôt été porté à croire qu'il était la propriété indivise de tout le village. Il n'appartenait pourtant qu'à quelques habitants, et les copropriétaires avaient tous contribué par leur travail à fabriquer la palissade. Dire que ce champ ainsi enclos, avait cinquante hectares, ne serait pas assez dire. Aussi les propriétaires, s'ils doivent y trouver la base de leur nourriture annuelle, comptent aussi vendre une bonne partie de ses produits. C'est en effet ce qui a lieu tous les ans. Les navires, qui comme le Gustave, ont besoin de se rafraîchir viennent acheter des pommes de terre, et on en exporte beaucoup pour la Nouvelle-Zélande.

J'ai déjà dit que les terres étaient maigres et qu'on ne les mettait en culture que de loin en loin. Un canton étant désigné, on y met le feu, et alors, herbes sèches, broussailles et branches d'arbres, tout brûle. Tout, moins les troncs qui résistent à ce premier incendie, et gisent sur le sol comme de grands cadavres sur un champ de bataille. Après la récolte et pendant que la terre se repose, ces arbres morts continuent de sécher et se décomposent jusqu'à ce que, à l'occasion d'un nouvel ensemencement le feu les détruise plus ou moins complètement.

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L'enclos que j'avais devant moi était accessible aux piétons grâce à la disposition suivante. Des échelles doubles placées à l'extrémité des sentiers qui le sillonnent, permettaient d'escalader la palissade et d'entrer dans l'intérieur sans craindre d'y laisser les animaux pénétrer après soi. Des barrières mobiles, mais bien fermées au moment où je passai, devaient donner passage aux bandes des ouvriers au moment de la récolte ou de la culture.

A certains intervalles, de petites cases faites avec une certaine recherche me parurent d'abord être des habitations humaines: en m'approchant je vis que ce n'était que des magasins. Ils ressemblaient à certaines habitations de la côte d'Afrique, où l'on tient à vivre à une certaine hauteur au-dessus du sol. Un plancher placé à un mètre du sol en faisait des espèces de grands coffres placés sur de forts pieus fichés en terre et abrités des injures de l'air, de l'humidité de la terre, et de la voracité des insectes.

Après avoir traversé le champ dans son petit diamètre, je m'enfonçai dans un sentier qui se perdait bientôt dans la forêt, et me glissai plutôt en rempant qu'en marchant vers l'autre bordure du bois. Inquiété par des bruits de reptation, le bris des branches mortes et des grognements assez bruyants, je ne fus complètement rassuré qu'après avoir aperçu des troupes de cochons que ma promenade dérangeait, et qui me prouvèrent, par leur fuite précipitée, qu'ils avaient encore plus peur que moi. Leur frayeur me rendit tout mon courage; je m'avançai en redoublant d'efforts et un moment plus tard, j'étais sur le bord d'un grand marais. C'est là que je vis les premiers dindons sauvages; ils étaient perchés sur les branches d'un arbre très-élevé. J'approchai assez doucement.....

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pour les faire partir, avant de les avoir à portée de balles.

Je me retournai vers un gibier moins apparent, mais plus abordable. Deux ou trois pies au bec rouge sautillaient dans les arbustes qui bordaient les flaques d'eau du marais. Je m'avançai avec précaution, j'ajustai, et, au moment de tirer, je perdis mes oiseaux de vue; ils disparaissaient en jetant un petit cri aigu, et semblaient s'abîmer dans la vase. Après une ou deux minutes je les voyais un peu plus loin recommencer leur manège, comme s'ils eussent voulu se moquer de moi. J'eus recours, les jours suivants, à un artifice qui me réussit mieux: je me mis à l'affût; les oiseaux s'approchèrent sans défiance, et je pus les tirer à mon aise.

Au milieu des herbes aquatiques, se prélassait et barbotait une bande de quinze ou vingt canards. C'était sans doute une famille; mais les petits avaient atteint la taille de la mère; tous étaient superbes. Cette insouciance, en présence du danger, me piqua au vif. Je pris mes mesures, je visitai mon fusil et m'avançai lentement en m'effaçant derrière les touffes d'arbustes afin de commencer ma journée d'une manière brillante. Posant délicatement les pieds sur les herbes glissantes, je me trouvais parfois dans un équilibre si instable que je courais le risque de tomber dans une fondrière; mais j'avançais toujours, toujours me baissant, toujours regardant, et voyant toujours mes canards cancanant dans la plus grande sécurité. Arrivé à quatre-vingts pas environ, je m'arrêtai. J'étais bien loin encore, mais je ne pouvais avancer davantage sans être vu, et puis je comptais sur la bonté de mon fusil, et plus encore, sur le hasard. Je tirai donc dans le tas, et l'air se remplit de messieurs les canards qui se sau-

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vaient à tire-d'aile, en chantant leur discordante chanson. Ils ne s'envolaient pas tous pourtant; un d'eux ne pouvait plus demander son salut à la voie rapide; il avait l'aile cassée. Le malheureux nageait en désespéré, pour rencontrer au moins quelque trou où il pourrait échapper au barbare qui venait de le blesser. Mon premier coup de fusil n'était pas brillant; mais enfin, c'est quelque chose que de blesser un canard. Seulement, ce n'est pas tout, il faut encore le prendre et le mettre dans son sac. Alors l'instinct de chasseur s'exalta en moi; le canard était à moi; je l'avais marqué de mon plomb; il me le fallait coûte que coûte; je courus donc le chercher. Oubliant toute prudence, dédaignant les plus simples précautions, je saute, l'oeil en feu, tout haletant, d'une motte sur l'autre, d'une talle d'herbe au pied d'un arbrisseau, et par des efforts de gymnastique dignes d'un acrobate, j'arrive enfin près de ma victime. A ma vue, le malheureux canard pousse des cris d'effroi; il se débat, il saute, il retombe, il me demande grâce; mais je n'entends rien; je ne connais ni la pitié ni la prudence, je ne vois que ma proie, je la louche presque; et, prenant un dernier élan, je voltige dans l'air, et retombe juste.... à côté du but désigné par mes yeux. Mes deux pieds glissent en même temps et disparaissent dans la vase; les jambes, les cuisses, le corps, tout enfin suit la même route, et j'eusse pu traverser le globe avec une vitesse s'accélérant en raison directe du carré de la distance parcourue, et me retrouver aux antipodes de Chatam, c'est-à-dire vers le midi de la France, si je n'eusse instinctivement allongé les bras. Mon brusque voyage transglobéen s'interrompit; je m'appuyai péniblement à droite et à gauche sur les monticules qui s'élevaient au-dessus de l'eau: mes bras, mes poignets, mes ongles, mon fusil même me

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servirent de points d'appui et de leviers. Pendant que je pataugeais avec l'énergie d'un homme qui craint de se noyer, il me sembla que de longs serpents s'enroulaient autour de mes jambes et s'efforçaient de m'entraîner dans l'abîme. Je sentis la sueur perler sur mon front; je jetai un cri suprême, et par un effort dont j'étais loin de me croire capable, je me trouvai accroupi sur un mamelon couvert de roseaux et de nénufars, libre des reptiles qui n'étaient autre chose que des anguilles. Ruisselant d'eau, recouvert d'une épaisse couche de vase noire et infecte, je respirai enfin; mon fusil me servit de balancier, et j'échappai à une chute nouvelle.

Je dois à mon honneur de dire qu'aussitôt sauvé, je cherchai mon canard; ce fut ma première et ma seule pensée. Que m'importaient le désordre de ma toilette, la vase dont mes poches étaient pleines, l'aspect piteux de tout mon corps s'égouttant péniblement sur la berge? Que me faisait tout cela? Rien absolument. Mais mon canard, l'objet de tant de soins, la cause de tant de maux, j'y tenais avant tout; je le voulais; il m'avait bien coûté assez cher. J'étendis donc la main. où il se débattait naguère; je fouillai les herbes; je remuai la vase; je cherchai partout, et ce fut en vain: mon canard avait disparu; il s'était prudemment esquivé en voyant ma mésaventure. Du fond d'une retraite que je ne pouvais atteindre, il me regardait sans doute avec une certaine satisfaction; il triomphait des misères qu'il me voyait endurer; et s'il est mort de sa blessure, tout en maudissant le barbare qui a porté le fer et le feu dans sa patrie si calme avant mon invasion, il a eu du moins la consolation de mourir où il était né, où il avait vécu. Moi, j'étais furieux; j'eusse voulu réduire le canard en cendres, et pourtant, de quel côté était le bon droit?

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Pourquoi troubler ainsi cette honnête famille de palmipèdes? et pourquoi me plaindre, quand il m'arrivait un malheur que j'avais cherché? J'eus tout le temps de faire de belles et bonnes réflexions philosophiques pendant que je cherchais à regagner un point plus solide, et que je me débarrassais de l'enduit visqueux dont j'étais enveloppé comme d'un épais manteau. Un officier du bord, qui m'avait accompagné, vint me laver et m'essuyer. Grâce à lui, j'eus des munitions sèches, et nous prîmes bravement notre course vers le lac.

Il fallait d'abord traverser le marais tout entier. Ce n'était plus rien pour moi; j'en connaissais désormais les profondeurs les plus secrètes. Après cela, nous devions traverser encore un bois plus épais, plus impénétrable, plus fangeux que celui que nous avions dépassé. Nous nous risquons néanmoins dans cette espèce de cloaque où chaque pied enfoncé dans le sol fait sourdre des jets de gaz fétide et d'eau noire qui s'étale sur nos vêtements. C'est ainsi que les anciens se figuraient les abords des demeures des morts; et malgré soi, quand on s'avance sur un sol ainsi détrempé, au-dessous d'une voûte de feuilles assez épaisse pour que le soleil ne la traverse jamais, quand on ignore où l'on va, et que la direction qu'on suit ne dépend que de l'inspiration, on n'est pas sans une certaine inquiétude; on peut craindre de se perdre, de rester tout le jour, toute la nuit et d'autres jours encore sans se retrouver, et enfin de mourir de faim. J'espérais bien ne pas en arriver là; cependant je ne voyais pas sans un certain ennui que nous étions au moins égarés. Nous tournions dans le même cercle sans avancer. Nous rencontrions à chaque instant de gros arbres morts dont nous faisions des points de repère, mais que nous confondions bientôt avec d'autres arbres aussi gros et

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aussi bien morts. Dans toutes les parties voisines des lacs, il paraît que la végétation a le même aspect: vigueur extrême d'abord, exubérance dans la production des tiges inférieures, croissance très-rapide; et puis, quand le tronc acquiert une certaine dimension, il sèche et meurt; il est remplacé alors par de nouvelles tiges qui repoussent du pied.

Décidément nous étions perdus et nous ne savions plus si nous devions aller en avant ou reculer. Mon compagnon prit alors une grande détermination: il avisa un arbre et se mit à monter dessus. "Victoire! victoire! s'écria-t-il quand il fut à cinq ou six mètres au-dessus du sol, nous touchons au lac; encore quelques pas et nous y sommes." En disant ces mots, il allongeait la main dans la direction que nous devions prendre; mais dans ce mouvement d'indication, le corps se porta trop en avant, et l'arbre qui ne tenait debout que soutenu par les tiges voisines cassa net et tomba lourdement sur les arbrisseaux qui l'entouraient, entraînant dans sa chute l'imprudent qui l'avait occasionnée. Un juron aussi énergique que peu parlementaire m'annonça que mon camarade se tirait à peu près sauf du lit de branches, de feuilles et de boue dans lequel il avait d'abord été enfoui. Je le plaignis de son accident comme il avait fait du mien, quelques moments plus tôt, en me moquant de lui, et grâce à ses indications, nous étions après cinq minutes sur les bords du lac, où nous fûmes grandement indemnisés de toutes nos misères passées.

Le lac me parut avoir plus d'un kilomètre de diamètre; les parties de ses rives, que je pouvais voir, étaient toutes bordées d'arbres. La brise était légère et venait de l'est; un petit clapotis faisait chatoyer sa surface, qui me parut limpide. Le niveau ne devait pas

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être très-différent de celui de la mer; son éloignement en était seulement de quelques centaines de mètres dans certaines parties; le sol me paraissait très-perméable, et pourtant l'eau en est douce, tandis que celle de la mer est ce que chacun sait.

Tirer des canards n'est pas la grande difficulté quand on a pénétré jusqu'à leurs retraites cachées. Il suffit de se mettre en embuscade derrière un arbre, derrière un fourré de branches, et on fusille à vingt-cinq, trente et quarante pas des compagnies qui s'en viennent sans défiance vers des plantes aquatiques qui leur fournissent une abondante pâture. Mais ce gibier mort, on ne l'a pas encore; il reste sur le champ de bataille, au milieu de l'eau; et bien souvent il nous fallait nous jeter à la nage pour ramasser nos morts et nos blessés. Le soir, quand nous racontions à table nos misères et nos succès, on nous plaignait en riant, et on applaudissait à nos beaux faits d'armes en mangeant les vaincus.

La chasse dans la plaine qui domine les falaises de la côte sud-ouest de la baie, était bien plus facile, mais bien moins productive, et, il faut le reconnaître, elle était moins attrayante, par cela même qu'elle offrait moins de dangers.

En partant de la maison de John, je gravissais la falaise qui dominait toute cette bande et constituait partout une côte roide et escarpée. Arrivé au point culminant, je découvrais une grande plaine dont la forme générale est celle d'une vallée à pente douce dont le grand diamètre court de l'ouest à l'est. Le milieu de cette large gouttière est occupé par un ruisseau venant des parties les plus élevées de l'ouest, et partageant dans un cours capricieux cette immense étendue en deux bandes à peu près égales. Je suivais ce ruis-

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seau l'espace de plus d'une lieue, et partout j'entendais son murmure plus ou moins clair, quand il frôlait des cailloux, plus ou moins sourd, quand il coulait à travers des tiges de cresson qui lui barraient le passage. A mesure qu'il marche, ce ruisseau creuse son lit, augmente le volume de ses eaux et devient plus babillard. Dans le dernier mille qu'il parcourt, il est encaissé dans un véritable vallon escarpé, large de huit à dix mètres et tout plein de végétaux formant saillie au-dessus de la plaine. C'est lui qui, se rendant dans un petit bassin arrangé par les Maourys, tout près de son embouchure, fournit de l'eau douce aux indigènes et aux étrangers. C'est là que nous avons fait notre eau.

La plaine est couverte de troupeaux de vaches et de juments poulinières; l'herbe en est drue et fine; les animaux y vivent aussi bien que dans nos bons herbages de France; ils y paissent tout le jour et vont passer la nuit dans les bois ou bien dans des enclos faits à leur usage, selon qu'on tient à les avoir dans un état plus ou moins éloigné de la domesticité. La bande sud de cette plaine est fermée par un bois dont presque tous les grands arbres sont couronnés, mais dont la végétation inférieure n'en offre pas moins des lacis inextricables de verdure. Toute la bande du nord s'étage en trois rangées de petites collines, séparées par des vallées boisées. Tout cela est cultivé. Vingt ou trente cases de Maourys, disséminées sur cette lisière au milieu des champs, et entourées de palissades solides, annoncent de nombreux habitants. La terre paraît ici bien supérieure à ce qu'elle est près des lacs, et la culture y est plus commune. Il reste moins de troncs d'arbres gisant dans les champs.

Je n'ai pas l'air de m'occuper beaucoup de chasse,

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et je parais plutôt flâner et muser derrière chaque buisson. Que faire à cela? Il me faut bien voir le pays et faire connaissance avec lui. Ainsi, toute cette plaine encadrée par ces collines et ces bais, partagée dans sa longueur par le ruisseau au cresson, m'a paru un des points les plus favorables à la culture européenne. Quand le courant d'immigration sera bien établi, c'est surtout vers ce point qu'on se portera; et le magistrat actuel le sent si bien, qu'il va se faire construire une maison sur la bordure de cette plaine, au haut de la falaise qui commande la rade.

Je ne me bornais pourtant pas à admirer les sites, à calculer les avantages d'un établissement colonial; j'avais encore autre chose à faire. D'abord, tuer des pigeons et des canards, que je trouvais, les uns dans les arbres qui bordaient le ruisseau, et les autres dans les petits étangs qui naissaient des inégalités du terrain. J'avais ensuite à me garer du voisinage assez gênant des boeufs et même des taureaux que je rencontrais. A l'air rogue et parfois même menaçant dont ces ruminants me regardaient, je comprenais mon indiscrétion, j'élargissais la courbe qui m'éloignait d'eux, et, à un moment donné, je m'échappais prudemment par la tangente.

J'ai laissé pour la dernière, la chasse sur les bords de la rivière, parce que je veux en parler un peu plus longuement. C'est d'elle que j'ai gardé le meilleur souvenir.

M, Bockett, chez qui j'allais à peu près tous les jours, sachant que j'aimais la chasse, et me supposant tout simplement un Nemrod, me dit un jour: "Si vous voulez tuer des canards en grand nombre et sans fatigue, venez vous installer ici et y demeurez. C'est le soir et le matin que vous rencontrerez le plus de gi-

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bier; il se mêle souvent à mes propres volailles; et, soit que vous veuillez aller en bateau, soit que vous veuillez choisir un poste que mes enfants vous indiqueront, vous serez certain du succès. Seulement, je vous le répète, il vous faut coucher ici." Accepter son invitation pour toute la relâche, eût été une indiscrétion que je ne voulais pas commettre; mais je ne pus résister au plaisir de coucher au moins une nuit à terre. J'arrivai donc un soir chez lui dans l'intention d'y rester jusqu'au lendemain, et me disposai immédiatement à entrer en exercice de ma nouvelle profession.

Nous pouvions disposer de trois heures avant le dîner. Il fut décidé que j'en profiterais pour aller à la recherche des pigeons, et je partis en compagnie du fils aîné de mon ami. Je m'acheminai à travers le vallon, où je trouvai partout les terres dans l'état où le colon avait pris les siennes. Les parties les plus basses étaient de vrais marais, avec de larges flaques d'eau et des touffes d'herbes et de broussailles. Les points les plus élevés étaient ombragés d'arbres d'une assez belle venue, mais qui présentaient le même défaut de solidité que ceux de toutes les autres parties de l'île.

Je marchais avec précaution et déviais souvent de la ligne droite, arrêté par de nombreuses plantes qui me barraient le passage. Ce qui abondait surtout était une plante monocotylédone, qui ressemblait à nos iris, si ce n'est que chaque pied était plus gros et chaque feuille plus large et plus longue. J'avais devant moi le phormium tenax, ou chanvre de la Nouvelle-Zélande. On peut diviser les feuilles en une infinité de filaments déliés, les tordre et en faire des fils d'une grande ténuité. Les indigènes préparent ce textile de manière à le rendre très-soyeux. J'ai vu en 1840 des manteaux dont le tissu avait le brillant de la soie, des lignes de

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pêche, des filets et des nattes qui joignaient l'élégance à la solidité.

Cette plante vient sans culture et donne une récolte par an; elle pousse dans les plus mauvaises terres, et des surfaces relativement petites pourraient fournir des produits très-abondants. Quand les Européens virent les objets fabriqués avec ce chanvre, ils s'empressèrent de s'en procurer, pensant avoir mis la main sur un heureux succédané du chanvre d'Europe. Les Anglais tentèrent les premiers cette spéculation. Une fois rendu en Angleterre, ce chanvre fut peigné, cardé, filé et tissé; il se transforma en toile et en cordages. Tout alla si bien qu'on chantait partout, victoire. L'illusion ne fut pas de longue durée. Les fibres de cette plante sont composées de petits vaisseaux en hélices soudés bout à bout par de la gomme. L'eau, et surtout l'eau chaude, dissout la gomme, et le tissu, si résistant d'abord, tombe positivement en bouillie après une courte macération. Ce vice constitutionnel a fait abandonner le phormium, si ce n'est pour de petits travaux de simple curiosité. Mais ce qui m'a surtout étonné, c'est que les Maourys eux-mêmes aient renoncé aussi à une plante qu'ils employaient jadis à de si nombreux usages. Leurs engins de pêche et de chasse, leurs vêtements, leurs nattes, leurs cases, lui empruntaient leur solidité, leur forme, leurs ornements. Ils la dédaignent aujourd'hui pour des nouveautés qu'ils achètent bien cher aux Européens. Tel est l'empire de la mode, qui triomphe à la fin des plus vieilles habitudes.

J'allais gravir une rampe assez rapide, au haut de laquelle, dans un bois bien épais, nous comptions rencontrer des pigeons, quand mon compagnon me fit remarquer une jolie fougère à feuilles déchiquetées, et dont les nervures avaient un reflet d'un rouge violacé:

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c'était la fougère comestible. Encore une idole renversée, encore une plante de première nécessité autrefois, et qu'on rejette aujourd'hui comme une non-valeur. Au moment de la découverte, la fougère et le poisson sec étaient la base de la nourriture des indigènes. Les petits cétacés et les phoques étaient déjà des mets de luxe, et si la chair humaine figurait sur la table des chefs et des prêtres, ce n'était qu'aux grandes solennités. Tout a changé depuis. La fougère, qui était le vrai pain du pays, est détrônée par la pomme de terre, et maintenant on ne la montre plus aux étrangers que comme une curiosité, comme une relique des temps passés.

J'avais arraché une de ces racines, je l'avais bien lavée dans une flaque d'eau, je la mâchai pour juger de sa saveur, que je trouvai peu agréable. Je me baissais de nouveau pour ramasser de la menthe poivrée et de la menthe aquatique aux fortes senteurs, à la saveur brûlante, quand, en levant la tête, je me vis au milieu d'un troupeau de vaches, et droit en face du taureau. Celui-ci me regarda de travers et s'avança à ma rencontre avec la mauvaise humeur d'un mari jaloux. Je n'avais nul désir d'engager une lutte avec un adversaire de cette taille ni de cette force. Je puis respecter les torréadors sans les estimer beaucoup; mais je ne voudrais pas les imiter. D'ailleurs, je n'enviais ni la pâture ni le breuvage de ce tyran ombrageux; je n'avais nul désir de troubler son bonheur domestique, et si je me trouvais chez lui, c'était par pur hasard. Je fis donc une feinte adroite, je me jetai de côté et mis un arbre entre nous deux. Le fils Bockett, qui vit ma manoeuvre savante, l'approuva en souriant. et me dit: "Ne craignez rien, c'est le taureau de mon père; il me connaît, et surtout il craint mon chien." En effet,

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il lança son bouledogue. Toute la bande s'éloigna en sautant, et, pendant quelques minutes, je ne vis plus que des queues de vaches vibrant dans l'air au-dessus du phormium. Je me promis bien, en m'éloignant, de ne jamais m'aventurer seul sur les domaines du pacha qui m'avait regardé d'un si mauvais oeil.

A mesure que je montais la pente de la colline, je remarquais de grands espaces entourés de palissades à demi ruinées. Quelques cases de Maourys se voyaient de distance en distance; mais la terre était muette, les cases inhabitées, les portes ouvertes, et nul être vivant, pas même un chien, qu'on trouve dans toutes les cases maourys, ne faisait entendre sa voix. "Ces champs étaient cultivés l'année dernière, me dit Bockett, et les cases étaient toutes habitées. Leurs propriétaires sont maintenant sur d'autres points de l'île; ils reviendront ici quand la terre sera suffisamment reposée. Voilà pourquoi de larges cantons paraissent abandonnés, et on pourrait même croire à une diminution récente dans la population. Il n'en est rien. Le nombre des indigènes reste stationnaire; mais, avec leur mode de culture, il faut que chaque famille soit un peu nomade. Ils ont besoin de cinq à six fois autant de terres qu'il leur en faudrait s'il savaient cultiver, fumer et varier la nature des ensemencements. Voilà pourquoi jusqu'à présent, les Européens ne peuvent acquérir que les terres dont les Maourys ne savent que faire. Mon père voudrait bien acheter une partie de celles que vous voyez incultes; pour rien on ne voudrait les lui vendre."

Nous nous étions enfoncés dans le bois, et ma première pensée fut de m'y reposer. Pour chasser, la-chose me parut impossible; au milieu de toutes les plantes enchevêtrées les unes dans les autres, je ne

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voyais pas plus loin que mon nez. Heureusement, mon compagnon y voyait pour deux. Il m'indiqua un premier pigeon, que je pus tirer du lieu où j'étais assis, puis un autre, et un autre encore. Je m'arrêtai quand je jugeai que mon guide était assez chargé. Mon mérite était si petit, que je n'osai pas m'en vanter. On me tint compte de ma modestie, et ma réputation s'en accrut.

Je devais retourner après dîner. Pour varier mes plaisirs et diminuer une fatigue que ma course de la journée avait déjà fait naître, il fut décidé que je remonterais la rivière en bateau.

Vers le soir, je pris donc place à l'avant du canot de M. Bockett, excellente embarcation qu'il avait faite lui-même et avec laquelle il pouvait aller en rade et même traverser la baie en tous sens. L'ami F..... et le jeune Bockett s'armèrent chacun d'un aviron et s'apprêtèrent à remonter le courant. Après une centaine de brasses, la rivière s'élargit et forme au-dessus de l'eau un berceau de verdure d'un aspect délicieux. Je restais frappé d'admiration devant un pareil spectacle. La fraîcheur de l'eau, le silence du bois, troublé seulement par quelques touïs dont les chants se répétaient dans les profondeurs de ces solitudes, comme ceux des rossignols de nos forêts, tout me portait à la rêverie; et, bien que j'eusse en main mon fusil tout armé, j'avais oublié le but de notre excursion; je restais les yeux écarquillés devant ces fougères arborescentes, hautes comme des palmiers, devant ces géants des bois qui possédaient une vigueur que je n'avais vue à aucun arbre de leur espèce dans toutes les autres parties de l'île, devant ces lianes qui montaient jusqu'aux sommets des arbres et retombaient ensuite en longs festons au-dessus de nos têtes. En vérité, c'était splen-

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dide, et pendant que je regardais tout cela, immobile et bouche béante, j'aurais pu passer pour la statue de l'Étonnement et de l'Admiration. Pour ce qui était des canards, j'ignore s'il y en avait ou non. Je voyais bien ça et là quelque chose remuer sur l'eau; j'entendais bien quelques petits battements d'ailes sur le rivage, mais cela faisait partie du magnifique tableau qui se déroulait comme un décor mobile, à mesure que s'avançait le canot. M. F..... vit mon espèce d'extase et il la respecta un moment. A la fin pourtant, prévoyant que nous ne ferions pas une riche récolte s'il m'abandonnait ainsi à mes rêveries, il me rappela à la réalité en me disant à demi-voix: "Attention, docteur, à vous devant le boat." Je m'éveillai en sursaut et vis un gros oiseau traverser l'espace, d'un vol assez lourd à trente pas environ de nous. J'ajustai et tirai sans savoir à qui j'adressais mon plomb. L'oiseau tomba au milieu de là rivière et, pendant que la détonation allait rebondissant d'écho en écho et produisait comme un roulement de tonnerre, une volée de canards se leva en criant, et s'enfuit bien loin d'un si bruyant chasseur. M. F..... me regarda alors en face et me rit au nez. "C'est bien tiré cela, me dit-il, c'est très-bien, seulement vous avez négligé l'utile pour l'agréable. Vous pouviez tuer cinq ou six canards au posé, et vous avez tiré au vol un.... simple cormoran. C'était vrai, j'avais tué un oiseau pêcheur, que les chasseurs dédaignent, et j'avais laissé partir le vrai gibier que nous poursuivions. Je me moquai moi-même de mon choix maladroit. Je rechargeai mon fusil et promis de ne plus prendre désormais des oreilles d'âne pour un lièvre.

Une demi-heure plus tard nous avions une douzaine de canards dans la pirogue, et nous avancions toujours.

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L'obscurité était venue; j'avais déposé mon fusil à côté de moi; et, renonçant à troubler désormais par des bruits indiscrets, les paisibles habitants de ces charmantes solitudes, je me livrais tout entier aux charmes de cette délicieuse soirée. Le cours de la rivière est plein de sinuosités gracieuses, et quand on a parcouru une lieue sur l'eau, on n'est pas encore à un mille de la maison par terre. A chaque coude, l'aspect de cette grande voûte de feuillage change sans cesser d'être admirable. Et puis, ces innombrables feuilles qui tremblaient à la brise du soir, ces petites percées à travers lesquelles nous voyions le ciel où s'allumaient déjà des milliers d'étoiles, et ce grand silence que rompaient seulement les rares battements d'avirons, tout cela me rappelait le pays des fées. A chaque proposition de retour, je répondais toujours: "Encore un peu, encore un peu. C'est si joli, ce bois, cette eau, cette obscurité même, et ce calme qui règne ici. Et puis écoutez donc, j'entends un petit bruit de cascade, et je la voudrais bien voir." Mon bon Allemand, habitué sans doute à ces petits paysages bornés par l'espace et l'ombre, ne comprenait pas, à ma manière, la poésie de ce doux recueillement; mais il tenait à me faire plaisir, et il nous poussait toujours en avant par de petits coups d'avirons bien cadencés. La pirogue glissait doucement sur l'eau, sans se heurter contre aucun obstacle. Mon conducteur connaissait la rivière dans tous ses recoins; il savait éviter les arbres morts qui auraient arrêté la marche de tout autre; il côtoyait tantôt une rive, tantôt une autre, selon qu'il y trouvait plus d'eau ou moins de courant, et nous avancions toujours, moi charmé, lui résigné, quand tout à coup nous nous trouvons dans un bassin circulaire de cent pas de diamètre environ. Des arbres plus grands que

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ceux que j'avais vus jusque-là, formaient, en s'élevant au-dessus de nos têtes, une véritable coupole de verdure. Des ramiers, perchés sur les plus hautes branches, suivaient en dormant le doux balancement que le vent imprimait à leurs lits mobiles. Tout, jusqu'au bruit de la cascade prenait dans ma pensée un charme que je n'aurais pu définir, mais que je ressentais profondément. Le murmure dont les mouvements des cailloux faisaient varier à chaque instant l'intensité et le ton, devenait une véritable mélodie. Un moment je crus être dans le palais d'une nymphe des eaux, et pour en pénétrer les mystères, je m'approchai avec un respect mêlé de crainte, du rocher où l'eau perlait d'abord, pour suinter et couler ensuite. Bientôt je découvris le petit filet qui sortait des veines de la pierre, et qui tout en sautant, se perdait dans le bassin sur lequel nous naviguions. Je m'étonnai qu'une rivière relativement si grande, naquît d'une si petite source. "Nous ne sommes pas à la naissance de la rivière, me dit M. F..... A travers les roseaux que vous voyez là-bas, il y a encore passage, et l'on pourrait même remonter à deux lieues d'ici. Seulement le volume d'eau diminue, et plus haut le canot ne peut plus éviter. Nous reviendrons une autre fois, puisque cette promenade vous intéresse. Je vous conduirai jusqu'au pont vivant, qui se compose d'un arbre placé horizontalement et sur lequel nous passons pour traverser la rivière, ce qui ne l'empêche ni de végéter ni de grandir." Il était près de dix heures quand nous fûmes de retour à la maison. Ma journée avait été assez bien remplie. L'instant du repos était venu. Le salon avait été transformé en chambre à coucher à mon intention. De nombreuses couvertures de laine bien moelleuses me constituaient un lit plein de bonnes promesses. Un

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de ces lavabos de je ne sais quelle époque et qui se composent de trois pièces, se pliant et s'ouvrant en portefeuille, avec glace au milieu, boîte à parfums à droite, objets de toilette (brosses, peignes) à gauche, etc., était recouvert d'une cuvette et d'un pot à l'eau en porcelaine anglaise aux dimensions gigantesques, mais aux formes commodes. Du linge bien blanc, un morceau de windsor's soop, de Peau de Cologne même, complétaient un ensemble de délicatesses qui me rendirent positivement plus heureux qu'un roi. Quoi! la vie d'Europe! les douceurs de la maison! ce petit luxe d'objets, dont la nécessité n'est que conventionnelle, mais dont la privation est d'autant plus dure que l'habitude en est plus ancienne! Je ne pouvais pas voir ce reflet de ma vie passée, sans me reporter aux dures privations que la vie de mer m'avait imposées depuis neuf mois, et sans jouir doublement de petits soins qui m'eussent paru tout naturels dans une autre occasion. Je procédai à ma toilette de nuit avec un tel raffinement de sybaritisme que la plus fameuse petite maîtresse n'eût pas pu mieux faire. J'essayai ma cuvette et mon savon, je me peignai à plusieurs reprises, je me mirai, je fis cent et cent tours, et quand j'eus épuisé toutes ces jouissances d'intérieur, dont on ne sent le prix qu'alors qu'on n'en jouit plus, je me couchai avec un redoublement de bonheur, pensant que cette nuit-là, du moins, je ne serais bercé ni par le vent, ni par la mer.

Je venais à peine de m'étendre sur mon lit, quand mon attention fut distraite par des chants religieux qui, partant de l'étage supérieur, revenaient frapper mon oreille avec une intensité d'autant plus grande que justement il manquait un carreau à la fenêtre au au bas de laquelle j'étais couché; M. Bockett et sa fa-

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mille chantaient la prière du soir. A la voix grave, et je puis dire, solennelle du père, se mariaient admirablement les voix pures et éclatantes de ses jeunes filles. J'ignore si l'impression que je ressentis, tenait surtout à ma disposition d'esprit, mais ces accents doux et un peu monotones me venant d'en haut, au milieu de la nuit, me firent un moment l'effet d'un concert d'êtres immatériels dont le siège serait dans les nuages. Puis je me rappelai mes lectures sur les pratiques religieuses des protestants, les misères qu'ils bravaient, les précautions qu'ils devaient prendre, alors qu'ils risquaient leurs têtes, pour adorer Dieu selon les inspirations de leur conscience. Heureusement, au beau milieu de mes réflexions, je m'endormis; sans cela je serais arrivé à des considérations philosophiques aussi élevées sans doute que peu amusantes.

La grande raison, ou plutôt le pretexte de mon séjour à terre, était la nécessité de partir de grand matin pour la chasse. Je devais donc me lever plus tôt que le soleil et aller faire carnage de pigeons et de canards avant même qu'ils eussent secoué de leurs ailes la rosée de la nuit. Admirable projet sans doute et plein de justesse! à la condition pourtant qu'en dormant dans un joli petit salon, sur de bonnes couvertures, sans le moindre roulis, sans bruit au-dessus de ma tête, je fusse capable de m'éveiller tout seul, car pour être réveillé par mes hôtes, je n'y devais pas compter; ils s'en seraient bien gardés; ils se seraient plutôt condamnés au silence et aux pantoufles à tout jamais. Il arriva donc que je dormis la grasse matinée. Le soleil, qui ne savait rien de mes projets sans doute, ne m'attendit pas. Il se leva à son heure, éclaira toute la vallée, et m'envoya même un de ses rayons en plein visage, comme pour se moquer de moi. J'ouvre enfin

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les yeux avec peine; je m'éveille rougissant de ma paresse et je sors honteux et confus dans la cour. M. Bockett tout en me pressant la main me dit: "Les canards l'ont échappé belle ce matin. -- En effet, répondis-je, je ne chasserai pas, je ne me suis pas levé assez matin."

La vie de la campagne est toujours délicieuse, quelque emploi qu'on en fasse, quand on est dans la belle saison. Or, nous étions au mois de janvier; c'est comme on sait l'été de l'hémisphère sud. Je fus donc me promener avec M. Bockett, et nous recommençâmes une de ces nombreuses visites qui ne finissent pas aux jardins, aux arbres et aux fruits. Je ne me lassais pas de faire des questions; mon interlocuteur ne se lassait pas de me répondre. Dans les conversations intimes, on se laisse aller à parler de tout ce qu'on souffre et de tout ce qu'on espère. M. Bockett, profondément religieux, me prêcha la résignation, et au bout de toutes mes souffrances, il me montra les joies du retour, le bonheur de la réunion et me répéta de sa voix douce et persuasive, que Dieu règle tout dans sa sagesse infinie, et que nous n'avons rien à faire dans le monde qu'à nous incliner devant ses décrets, à suivre la voie qu'il nous a tracée. Cette parole douce, endormait ma douleur comme les chants monotones de la nuit avaient endormi mes sens, et je me surprenais, m'attachant de plus en plus à ce brave homme, que je devais quitter quelques jours plus tard pour ne revoir jamais.

La conversation revint bientôt sur notre sujet favori, nous parlâmes de Chatam et des Maourys. "Que pensez-vous de ce pays, me dit-il, comment le trouvez-vous? -- Plus joli que bon, répondis-je; les terres sont maigres, la végétation cache sa faiblesse sous une

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apparence éclatante, et les naturels ne peuvent cultiver le même champ qu'après cinq ou six ans de repos. -- Sans doute, reprit mon ami, une culture continue, de la même plante, sans engrais, sans amendement mènerait droit à la stérilité et à la famine. Mais s'ils voulaient, une bonne fois, débarrasser leurs terres des troncs d'arbres morts qui arrêtent les hommes et les boeufs, s'ils voulaient faire ce que je fais, parquer les bestiaux de nuit, faire du fumier et l'épandre sur le sol, s'ils voulaient assainir les terres humides et irriguer les sèches, ils ne craindraient jamais la famine; car la terre est un bon débiteur; ce qu'on lui prête en travail, elle le rend toujours en produits. -- Mais, cher monsieur, vous voudriez les Maourys civilisés, et hier encore ils étaient anthropophages. -- Non, non, je ne leur demande pas trop, je voudrais seulement qu'ils nous imitassent, et j'estime assez haut leur intelligence pour me persuader qu'ils arriveraient bien vite à un état de bien-être suffisant pour supporter sans mourir, les durs frottements des hommes civilisés. Moi, par exemple, j'ai peu de terre, mais je la laboure avec soin, j'ai soumis mes boeufs au joug et je leur fais partager mes travaux. De l'autre côté de cette petite montagne que vous voyez à l'ouest, il y a un Anglais qui laboure aussi avec des boeufs et qui, cette année même, a un champ de blé beaucoup plus grand et plus beau que le mien. Pourquoi les Maourys, qui ont les meilleures terres, qui ont les plus grands espaces, ne font-ils pas encore ce qu'ils nous voient faire depuis des années déjà? Pourquoi? je vais tâcher de vous l'expliquer.

"Une société quelconque, blanche ou noire, civilisée ou sauvage, pour qu'elle ait des conditions de durée, doit être bien équilibrée. Il faut que les positions relatives de l'homme et de la femme soient bien définies

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et justes. Si l'organisation est vicieuse, si surtout la différence est trop grande dans la condition des sexes, si l'un d'eux est sacrifié à l'autre, l'équilibre est détruit, et la population ne progresse pas comme elle doit le faire. Alors la société est sur une pente fatale. Que survienne une nouvelle cause d'affaiblissement, et elle va mourir.

"Tous les peuples de la Polynésie portent en eux ce germe de dissolution prochaine. Un peu plus ici, un peu moins là, il n'en existe pas moins partout, et il consiste dans la position misérable que ces peuples font à la femme.

"Vous avez vu quelques hommes. Ils sont en général assez bien faits; quelques-uns même sont grands et forts. Depuis qu'ils ne se tatouent plus, ils ont perdu cet aspect féroce qu'on ne retrouve que chez les vieillards. En élevant des animaux, ils perdent leurs habitudes guerrières pour prendre celles des pasteurs; mais ils ne se mettent nullement à cultiver. Quand l'homme était toujours armé, toujours prêt à l'attaque ou à la défense, on conçoit que la femme fût obligée, elle, de soigner les enfants, de préparer la nourriture, d'aller même la chercher soit dans l'eau, soit dans la forêt. Mais à présent les hommes ne font plus la guerre, ici du moins, et les femmes remplissent toujours leur même tâche. Que dis-je? elles travaillent plus que jamais. Jadis elles arrachaient la fougère, maintenant elles arrachent la pomme de terre; mais elles l'avaient plantée d'abord, cultivée et sarclée, puis récoltée, emmagasinée, et chaque jour elles l'apportent à la cage, où elles la font cuire et l'offrent à leurs puissants seigneurs. Ceux-ci cependant montent à cheval, galopent et vivent sans nul scrupule du travail de leurs malheureuses compagnes. A part les soins de son troupeau,

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à part la pêche de quelques petits cétacés (crompers) qui viennent s'échouer dans la baie, ce qui lui rappelle sans doute les guerres d'autrefois, à part la pêche des anguilles, le Maoury ne fait absolument rien. Or pensez-vous que, si au lieu de cultiver mes terres de mes propres mains, j'en eusse imposé la tache a Mme Bockett, mes terres fussent aussi bien cultivées qu'elles le sont; et croyez-vous surtout que nous fussions entourés de nos neuf enfants, dont quelques-uns déjà partagent nos travaux.

"Ce que nous faisons, nous le croyons bon, et c'est pour cela que nous le faisons. Laissez-moi donc vous dire comment nous avons pris la meilleure voie pour que nos familles prospèrent et pour que notre race s'accroisse.

"Le Maoury traite la femme comme une esclave, et celle-ci s'affaiblit vite, arrive promptement à une vieillesse anticipée, se flétrit à l'âge où elle devrait encore être jeune, donne peu d'enfants, et des enfants faibles dont un grand nombre meurt en bas âge,

"Le Français affecte de considérer la femme comme l'égale de l'homme; il lui attribuerait volontiers les mêmes droits sociaux qu'à lui-même; il en ferait un citoyen s'il l'osait. Déjà elle est chef d'établissement commercial, chef d'institution, artiste, écrivain, tout enfin, moins la mère de neuf ou dix enfants. Elle serait la risée du monde, si elle acceptait ce rôle que nous regardons nous autres comme sacré. Bien plus, dans certaines classes de la société française, la femme commande; la femme est l'idole du sexe fort, elle le soumet à ses caprices, elle le ruine par son luxe, et ensuite elle l'abandonne bel et bien à son désespoir et à ses créanciers.

"Nous autres Allemands, nous nous tenons, je crois,

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dans une juste mesure. Nous aimons et respectons nos femmes; mais nous leur commandons; nous travaillons plus qu'elles et pour elles, mais nous leur demandons un juste et loyal concours. Dans toutes les classes de la société, une dame allemande sait faire un gâteau, soigner son ménage, et donner beaucoup d'enfants à son mari. Là est l'équilibre, là est le bonheur. Ne laissons jamais nos femmes devenir nos égales; car le lendemain de ce jour-là, nous serions leurs valets, elles nos tyrans."

Les enfants nous annoncèrent que le déjeuner attendait, et nous regagnâmes la maison tout en devisant sur le libéralisme du système français et sur les vrais avantages du système allemand.

C'est ainsi que se passa ma relâche de Chatam, partie à courir le pays pour l'étudier, et partie à prendre des renseignements surtout ce qui pouvait m'intéresser. Le jour du départ arriva pourtant, et je me surpris au moment de partir à me dire: déjà!

On virait sur l'ancre, quand je reconnus encore le canot de mon ami Bockett qui venait, une dernière fois, nous serrer la main. Sous prétexte que nous lui avions laissé quelques souvenirs, le cher homme nous força d'accepter de nouvelles provisions, des cochons, de la volaille et des fruits. Il nous aurait donné toute sa maison si nous l'avions laissé faire. Nous étions en vérité confus de cet excès de bonté, uni à une si grande délicatesse.

Avant de nous quitter il prit le capitaine à part et lui dit: "Je serais heureux de faire un voyage en Europe, promettez-moi de venir me prendre quand votre pêche sera faite." Le capitaine le promit de grand coeur, ne sachant pas qu'il allait bientôt s'arrêter lui-même dans sa course et qu'il ne devait jamais revoir

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la France. Ce premier point obtenu, notre digne ami me prit par le main et se rapprochant du capitaine il lui dit avec une voix douce de solliciteur: "J'ai encore une autre proposition à vous faire et elle est très-importante. Le docteur n'est pas marin, il ne peut donc vous rendre de services à la mer. Qu'il reste avec nous, il vivra de notre vie; il partagera nos bons et nos mauvais jours; il enseignera le français à nos enfants; moi, je lui enseignerai l'anglais et l'allemand. Il étudiera l'ile dans tous ses replis et pourra en parler plus tard avec la conscience de son savoir. Pendant ce temps-la, vous ferez votre pêche et vous reviendrez plus tard nous prendre ici tous deux. Dites oui, et nous allons mettre tout le bagage du docteur à terre. Il sera installé chez moi dans une heure, et ma maison sera sa propre maison."

Cette invitation si simple, si franche, me toucha profondément. Je ne pouvais l'accepter, mais je l'en remerciai avec effusion et nous étions déjà loin l'un de l'autre que nous nous saluions encore de la main.

Là se bornent les souvenirs que je puis consigner sur Chatam. Je ne puis rien dire sur la religion, sur les cérémonies du mariage, des funérailles, ni des naissances avant l'introduction du christianisme. Je crois qu'il existait de grandes ressemblances sinon une identité complète, entre ces coutumes à Chatam et celles de la Nouvelle-Zélande.

Aujourd'hui la population jeune n'a pour ainsi dire aucune religion; cela tient à deux raisons très faciles à concevoir. Elle se rend, il est vrai, tous les dimanches, au temple où le magistrat fait une instruction religieuse; mais les idées purement métaphysiques ne la frappent pas, à beaucoup près, autant que le faisait la matérialité des dieux qu'elle adorait autre-

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fois. D'antre part elle est en rapports fréquents avec des Européens de religions diverses. Chacun dit du mal des religions qui ne sont pas la sienne. Il en résulte que les sauvages qui poussent la logique à l'extrême, comme les enfants, se disent: "Les blancs ne sont pas d'accord dans leurs croyances; ils s'attaquent les uns les autres; beaucoup ne pratiquent pas même la religion dans laquelle ils sont nés, donc ces religions, si hostiles les unes aux autres, sont également fausses," et ils n'y croient pas.

M. Bockett et sa famille appartenaient à la réforme luthérienne. Ce brave père de famille était le ministre de ses enfants. Il avait pour lui, la foi puissante d'un homme qui ne met jamais la religion en discussion, et pourtant il m'a toujours paru très-tolérant à l'égard de ceux qui ne pensaient pas comme lui.

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